LES CONFÉRENCIÈRES

 

 

Cette pièce a été représentée en lecture publique à Québec, le 24 mai 1998, à l'Institut culturel canadien, dans le cadre du Carrefour international de théâtre.

 

Mise en lecture: Denis Marleau,

Assistante à la production: Michèle Normandin

 

 

 

 Personnages et distribution

 

 Henriette -  Andrée Lachapelle

 Anne - Christiane Pasquier

Irène Giasson -  Marie Tifo

Élise  -  Louise Portal

Roxane - Ginette Morin

Irène Urphot   - Louise Laprade

 

 

 

 

 

1

 

C’est le soir dans la maison d’Henriette. On sonne. Henriette ouvre. Entrent Anne et Irène.

 

HENRIETTE. - Devinez ce qu’on mange…

 

ANNE, humant l’air profondément. - Un bouquet d’herbes équeutées...

 

IRÈNE GIASSON. - ... que vous avez fait cuire à l’anglaise?

 

ÉLISE, entrant, de la cuisine, avec un plateau. - Sur un lit d’asperges pelées. Quand la gousse de vanille éclate, je dispose le pannicule en forme de mosquée dans un grès.

 

ANNE, goûtant. - Pur délice. L’âpreté des languettes se conjugue à l’arôme de la sauce. Toute une expérience. Y a-t-il un secret?

 

ÉLISE. - Le brou de la noix, et la liqueur extraite de son huile.

 

ROXANE. - Et la pièce de résistance?

 

ÉLISE. - Pannicule en fricassée. Incidemment, ce sera l’objet de ma conférence, les 14 et 15 avril prochains.

 

ANNE. - Dommage. Je ne pourrai pas y assister. Les pages d’avril dans mon agenda sont si remplies que j’aurais du mal à y ajouter un mot de trois lettres. Je dois même déjeuner avec mon conseil d’administration le jour de Pâques.

 

IRÈNE GIASSON. - Idem. Moi, ce Vendredi-Saint, je vais, avec des arpenteurs géomètres, mesurer l’espace entre les sépultures de notre fameux cimetière. Nous allons finalement pouvoir engranger nos surplus de céréales sans nuire aux concessions funéraires. On a déjà signé des ententes avec les familles concernées et certaines d’entre elles se disent prêtes à la crémation de leurs disparus moyennant une réouverture des contrats d’indemnisation qui nous lient à leurs successions tandis que d’autres familles, plus croyantes, et plus fortunées, accepteraient une réaffectation des dépouilles dans un endroit rendu pittoresque où l’on pourrait aménager des arbustes entre les pierres tombales.

 

ROXANE. - Vous devriez visiter le crématorium où les restes de mon mari ont été incinérés. Un concept très sobre. Quand on entre, on se croirait chez des bouddhistes.

 

HENRIETTE, à Élise. - Roxane est la veuve récente d’un mari qui a mis au point une formule inédite de caoutchouc sur un cycle récurrent de gommage, de gommette et de gommose. Le gommier, comme tous les arbres gommeux, génère une gomme ammoniaque dont le galipot produit la gomme élastique. Or la viscosité filandreuse oblige le monopole de notre amie à des stratégies vis-à-vis d’un marché qui veut accaparer ses profits.

 

ROXANE. - Non pas tant que ces résines soient rares. L’Amérique du Sud en est remplie. Une gomme à mâcher coûte un sou. Mais la ciguë fermente entre fabricants et chercheurs.

 

ÉLISE. - Vous avez donc fait incinérer votre mari la semaine dernière? Condoléances.

 

ROXANE. - Ça fera une semaine exactement demain. Merci.

 

IRÈNE GIASSON. - Pas de soupçon, pas d’enquête?

 

ROXANE. - Tout le monde a conclu à une belle hémorragie.

 

ANNE. - Tôt ou tard, des particuliers essaieront de te harceler, auquel cas nous serons là pour te rassurer.

 

ROXANE. - Je me demande qui.

 

IRÈNE GIASSON. - La vie est drôlement faite. C’est presque inévitable. Des gens surgissent.

 

ROXANE. - Mais qui?

 

 IRÈNE GIASSON. - Des représentants. Des êtres. En chair et en os. Des êtres qu’on ne connaît pas. Ni d’Ève, ni d’Adam. On dirait qu’ils savent. Or, ils ne savent rien.

 

 HENRIETTE. - C’est nous qui imaginons, dans nos pérégrinations mentales, qu’ils sont au courant.

 

ROXANE. - Intéressant. Nous leur prêterions nos connaissances?

 

ANNE. - Comme dans les rêves.

 

HENRIETTE. - Cette expérience est très saine. Elle confirme que nous sommes des êtres sensibles. Nous faisons corps avec nos actes, ceux-ci nous habitent. Nous vivons néanmoins comme des somnambules extra-lucides. Sans nous en rendre compte, nous entretenons des conversations criminelles avec l’espace, ou si vous préférez, avec les murs qui, comme chacun sait, ont des oreilles. Des oreilles métaphysiques. Et cela va jusqu’au point où nous convoquons des entités dans la réalité. Ça se produit généralement très tôt le matin, au lendemain d’une soirée divertissante, où l’on croyait que la mort de nos maris était bel et bien de l’ordre du passé, de la chose enterrée, enfouie, ligaturée dans la mémoire. Et puis, ça sonne.

 

IRÈNE GIASSON. - Ça sonne.

 

ANNE. - Tu vas voir que ça sonne.

 

HENRIETTE. - Je me souviens de m’être dit: «Mon Dieu que ma sonnette est sonore!» Alors que normalement, j’aurais dû me demander: «Qui peut bien sonner à pareille heure?»

 

ROXANE. - Qui était-ce?

 

HENRIETTE. - Un voisin.

 

ANNE. - Un colporteur.

 

IRÈNE GIASSON. - Dans mon cas c’était le livreur de journaux. En lui ouvrant, j’étais déjà persuadée qu’il avait vu mon mari dans le congélateur. Je lui ai dit: «Je vous achète tous vos journaux!»

 

Elles rient.

 

HENRIETTE. - Parce que du coup, il semble que le monde entier va être mis au courant. Les moindres détails sont imprimés, des plus négligeables aux plus intimidants. La révélation que vous appréhendiez a eu lieu, de manière inéluctable, et votre première réaction est de vous blâmer d’avoir manqué de vigilance. Alors que c’est votre vigilance qui en est à la base. Votre vigilance a inventé l’édition de ce journal. Elle a inventé la caméra fabuleuse. Elle a inventé la vidéo-cassette que vous introduisez dans votre lecteur. La caméra a tout filmé, et vous revoyez ça au ralenti. Une émission diffusée sur le canal des chimères: un poste que toutes les familles regardent, de jour, de nuit, afin d’en reparler le lendemain. Donc, vous suivez le reportage dont vous êtes l’héroïne. Même si vous connaissez l’issue de ce reportage, vous y assistez, en différé, en vous demandant comment cela va finir. Vous êtes à la fois Madame Tout-le-Monde qui dit à ses enfants: «Allez vous coucher cette émission n’est pas pour vous», et à la fois vous-même, intriguée de vous voir à la télévision, en robe de chambre, déambulant de la salle de bains à l’établi, où vous êtes en train de nettoyer la scie, vous frottez l’évier, vous rincez, il ne manque que l’odeur de l’ammoniac. Tout au long de l’émission, vous vous dites mentalement: «Où donc était la caméra? Qui filmait? Qui était preneur de son?» Puis lorsque le générique défile à la fin, vous reconnaissez les noms de toutes vos connaissances, vos enfants, les membres de votre famille, tous ces gens qui savent, mais au point où vous en êtes, on dirait que ça vous est égal. Une fois l’émission terminée, tout redevient au stade où en étaient les choses avant que ça sonne à la porte. La télévision des chimères redevient une télévision normale, où vous regardez la météo. Avec, bien entendu, ce sentiment bizarre, inconfortable, que le reportage a vraiment eu lieu, et que des millions de spectateurs l’ont vu. Une expérience aussi brutale qu’elle s’avère importante pour votre vie future. Ayant vécu ce cauchemar, vous avez franchi le mur de l’aveu, et récolté les conséquences. Nous avons besoin d’avoir vécu cela. Cette télévision est une étape cruciale. Il faut la voir comme si l’équilibre de notre veuvage en dépendait. (Un temps.) Je me demande pourquoi Irène Urphot  est si en retard.

 

ÉLISE. - Gagez-vous qu’elle a oublié d’avancer l’heure?

 

HENRIETTE. - Ah, ces gens distraits qui se croient intemporels.

 

ANNE. - C’est pourtant si envoûtant de penser que le temps peut obéir à nos doigts.

 

HENRIETTE. - Prendriez-vous un apéritif?

 

IRÈNE GIASSON. - Moi ça va. Ce bouquet d’herbes m’ouvre suffisamment l’appétit.

 

HENRIETTE. - Élise nous a concocté tout un festin.

 

ÉLISE, de la cuisine où elle est retournée. - Vous m’avez beaucoup aidée.

 

ROXANE.- Ce film est bel et bien diffusé sur nos écrans?

 

ANNE. - Tu l’appréhendes, et c’est naturel. Tu le visionneras aussi intensément qu’Henriette le dit. Nous revoyons nos actes, et puis le trouble s’évanouit une fois pour toutes, pour faire place à cet état permanent de la vie, qu’on appelle la réalité.

 

ROXANE. - En ce moment, suis-je dans la réalité?

 

IRÈNE GIASSON. - Écoutez-la! On dirait que c’est moi il y a deux ans. Aussi frêle, aussi délicieusement terrorisée ! Pincez-vous. Vous êtes chez moi, dans la réalité ! Vous savez, j’ai hérité moi aussi d’un empire financier. Nos maris étaient des êtres puissants, et pour continuer de bien vivre, nous devons assurer, comme ils le faisaient, la direction de leurs entreprises. Cela est la preuve indéniable que nous avons les deux pieds sur terre.

 

ROXANE. - C’est vrai. Je n’ai plus une minute à moi depuis que son monopole m’appartient.

 

IRÈNE GIASSON. - Et vous n’aurez plus beaucoup de répit. Nos idéaux de conférencières exigent une activité ininterrompue de nos neurones. (On sonne.) Ah, la voilà enfin !

 

 

 

2

 

IRÈNE URPHOT, entrant. - Excusez mon retard. J’avais deux ou trois crimes à commettre dans le parking de cet immeuble, où tout le monde fait comme chez soi, sans égard à ceux qui sont pressés. J’avais beau klaxonner, deux Hébreuses bloquaient l’entrée. Chaque fois que je viens chez toi, Henriette, je me pense à Jérusalem.

 

HENRIETTE. - Je te présente Roxane.

 

IRÈNE URPHOT. - Ravie de vous rencontrer.

 

ROXANE. - Est-ce qu’on ne se connaît pas déjà?

 

IRÈNE URPHOT. - Je connaissais votre mari de nom. Lexington J’appréciais ses travaux. Ils ont permis des avancées étonnantes dans les secteurs les plus en vue de la recherche.

 

ROXANE. - J’adore ce que vous portez.

 

IRÈNE URPHOT. - Merci. J’aurais toutefois souhaité mon sac une idée plus foncé.

 

ROXANE. - Il est parfait. Les souliers, la robe, le sac et les cheveux s’assemblent rarement en une telle absence d’erreur au bon goût. J’ai vu la robe tant vantée de la princesse de Galles au musée Tussaud l’été dernier. Ouf... Quelque chose.

 

IRÈNE GIASSON. - Vous aimez Londres?

 

ROXANE, fixant Irène Urphot. - Il me semble vous avoir déjà rencontrée quelque part. Régine. Réjeanne. Rrrr...Il y a un «R» dans votre nom.

 

IRÈNE URPHOT. - Commission plénière en avril 1982 pour le maintien du lait aux récréations dans les écoles. Je représentais l’Ontario.

 

ROXANE. - Irène! Irène Urphot !

 

 

 

3

 

HENRIETTE. - Mes chères amies, je vous invite au souper qui a été préparé à notre intention, comme le veut notre usage. Ce soir, c’est Élise, sans doute la plus douée d’entre nous en la matière, qui nous dévoile un aspect, je dirais: onirique, de la haute cuisine occidentale. Nous savons toutes qu’Élise ne vit pas des choses faciles depuis quelques temps, et avant de lui passer la parole, je veux la remercier en notre nom à nous toutes, pour sa généreuse et dévouée participation à nos séances, et aussi pour le courage dont elle fait preuve, un courage qui sert d’exemple aux mères, avec ou sans enfants, que nous sommes. Je vous invite à succomber, sans plus de résistance, à l’appel de cette fricassée qui, à en juger par ces languettes en mosquée, constitue sûrement un haut-lieu de la gastronomie.

 

ANNE. - Je vous le dis, elles sont envoûtantes.

 

ÉLISE. - Merci.

 

IRÈNE GIASSON. - Vivement la recette de cette pannicule.

 

 ÉLISE. - «Ce» pannicule. Il ne faut pas confondre «la» pannicule, qui provient du maïs, et «le» pannicule, qui revient à la mode, grâce à la très sérieuse confrérie des amis de la carbatine.

 

IRÈNE URPHOT. - Vous allez démystifier j’espère le côté rebutant que bien des gens reprochent à cette denrée. D’un point de vue strictement alimentaire, je dois vous confesser ma xénophobie. Je fais partie de ces êtres qu’il faut convaincre avec force et tapage.

 

ANNE. - Nous allons vivre un repas. Que cela vous suffise.

 

IRÈNE URPHOT. - Je serai claire en commençant. Je n’aime pas tellement la viande.

 

 HENRIETTE. - Tu ne prendras que des légumes.

 

IRÈNE GIASSON. - Vous êtes libre.

 

ÉLISE. - Je sais que vous auriez préféré un autre plat.

 

IRÈNE URPHOT. - Je n’ai pas dit cela. Vous êtes libre.

 

ÉLISE. - Je suis navrée de constater que mon menu vous irrite. Je vous l’avais pourtant annoncé. Vous pensiez peut-être que je n’étais pas sérieuse?

 

IRÈNE URPHOT. - Je m’attendais à vous trouver sombre, et je vois qu’au contraire vous nous invitez, d’un ton léger, à la recette...

 

ÉLISE. - Du bonheur?

 

IRÈNE URPHOT. - D’une préparation qui me rappelle la Méditerranée, et sa fausse insouciance. A présent, je promets de ne plus vous interrompre.

 

ÉLISE. - Oh ça va. Ma journée a été une suite saccadée d’interruptions.

 

IRÈNE URPHOT. - Oui. Les médias font encore beaucoup de bruit autour de votre fils. La télévision ne nous laisse aucun répit. Et nous devons l’éteindre pour nous faire une opinion dépourvue de frénésie.

 

HENRIETTE. - Nous y voilà! C’était plus fort que toi!

 

IRÈNE GIASSON. - Nous sommes toutes au courant. Mais à moins qu’Élise le veuille, je ne crois pas que ce soit ni le lieu ni le temps d’en discuter.

 

ÉLISE. - Autant pour vous, Irène, la lame qui étincelle donne de la fierté à ces couteaux que vous fabriquez dans la solitude de votre atelier et que vous chérissez comme vos propres enfants, autant suis-je en train de méditer au sort inapproprié qui a fait de mon fils unique un bien piètre ustensile.

 

ANNE. - Avec un peu de recul, la société sera peut-être compréhensive à son endroit.

 

ÉLISE. - Non je ne crois pas.

 

HENRIETTE. - Je ne crois pas moi non plus. Même s’il semble que sa place n’aurait jamais été en prison. Mais bien dans un endroit capable, sinon de le soigner, au moins d’apaiser ses pulsions.

 

ROXANE. - Des experts vont se réunir afin de l’orienter. Quel âge a-t-il?

 

ANNE. - Vingt ans. C’est le chiffre avancé par la presse écrite et parlée. Et moi je peux certifier cet âge complexe. Ce jeune homme est un peu notre enfant à nous toutes. Je l’ai vu naître. Je l’ai vu grandir. Il y a un nombre incommensurable de symbioses dans ces vingt ans.

 

ROXANE. - Comme toi, les magistrats ont des cœurs. En principe, une mère qui saigne oppresse la poitrine de chaque être humain.

 

IRÈNE GIASSON. - Ils ont invoqué pour preuve des lames d’acier et de nickel avec insertion de titane sur une monture maghrébine. Un mécanisme à cran d’arrêt de fabrication micarta en laiton. Croirait-on qu’une œuvre d’art puisse incriminer ceux qui en usent?

 

HENRIETTE. - Ces armes blanches existent depuis le début de l’humanité. Elles constituent l’outil premier de l’homme. Sans elles, nous n’aurions ni feu, ni lumière.

 

ÉLISE. - Il y avait davantage que ces couteaux de collection pour l’incriminer. Je veux bien que l’humanité s’en aille vers la lumière et l’ouverture, mais ce n’est pas ce que je vois quand j’ouvre la porte de sa chambre. Lorsque j’y entre, j’essaie de caresser ce que j’aimais de divin en mon fils, en m’inspirant des vêtements qu’il portait. Mais il n’y a qu’un gilet sans manches, de couleur sombre, et un pantalon fripé, comme ceux de tous les délinquants, aussi de couleur sombre. Je vois cela dans un éclat de lumière dure. Des étudiants nord-africains ont allumé des feux dans des poubelles que vous avez pu voir à la télévision. J’ai le sentiment d’être l’unique allumeuse de ces feux.

 

HENRIETTE. -  Non. Tu n’y es pour rien. Nous sommes plusieurs à connaître ton désespoir. Il ne faut pas se laisser atteindre par un tapage qui déferle sur la petite idée qu’on se fait du confort, bien qu’à nous, l’idéal et la paix soient inaccessibles. Nous avons le devoir de raisonner sur les choses, et, dans la mesure où nos intelligences le permettent, de trouver notre chemin. S’il nous arrive, en cours de route, de penser que ce travail est une utopie, nous devons reculer, afin de nous ressaisir, et de regarder la réalité.

 

IRÈNE URPHOT.- Je suis à l’aise avec ce que tu viens de dire. On m’a blâmée l’autre jour d’attribuer aux gens de peau noire une montée du crime dans les quartiers pauvres. Mais nous voilà toutes obligées d’admettre que, malheureusement, j’avais raison.

 

IRÈNE GIASSON. - Il y a aussi dans les prisons des gens de race blanche.

 

ROXANE. - Oui, mais peu par rapport aux autres.

 

HENRIETTE. - Elle a raison. J’ai des chiffres.

 

IRÈNE URPHOT. - Et ce n’est pas parce que le fils d’Élise a du sang maghrébin qu’on doit conclure en encourageant des points de vue passionnés, je suis d’accord avec vous. Il n’en reste pas moins que nos politiques généreuses finiront par nous jouer de vilains tours et voilà pourquoi nous devons encourager l’État à verser une somme symbolique aux parents qui continuent de mettre au monde des enfants à la peau blanche.

 

TOUTES. - Attention.

 

IRÈNE URPHOT. - Symbolique. J’ai bien dit symbolique. Il ne s’agit pas d’enrichir l’élément pur, mais de le reconnaître. De lui dire: «Tu as le devoir et la responsabilité d’être.» Autant que les autres. Autant que les handicapés. Autant que les libres penseurs et les homosexuels. Il est vrai que l’État est plus préoccupé à satisfaire les gens de même sexe qui revendiquent la légalité de leur mariage. Le prochain siècle va enseigner cela de nous.

 

IRÈNE GIASSON. - Je suis contre la discrimination.

 

ANNE. - Moi aussi.

 

IRÈNE URPHOT. - Moi aussi, mais pas contre les préférences. Quoi? N’y a-t-il rien de plus séduisant qu’un homme blond qui vous fait de l’œil?

 

ANNE. - De l’oeil bleu? Pour lequel il aurait reçu vingt dollars à la naissance?

 

HENRIETTE. - Et que les veuves voudront toutes épouser!

 

IRÈNE GIASSON. - Cela ferait une société monotone. Non. J’entrevois un danger à subventionner les préférences.

 

ANNE. - Moi aussi.

 

ROXANE. - Moi aussi.

 

IRÈNE URPHOT. - Eh bien. Si les enfants de race blanche n’ont plus le droit de venir au monde...

 

ÉLISE. - Sans qu’il faille sanctionner ce droit, ne pourrait-on pas rappeler à nos dirigeants que l’étau se resserre, et que nous vivons en effet un chapitre boiteux de l’histoire, qui propose un amalgame constitué de coutumes qui s’affrontent, en terrains jamais neutres, et que tout ceci cause plus d’épreuves que de bienfaits. Je dois tout de même avouer que le père de mon enfant n’était pas un être mauvais, bien qu’il soit en prison, mais pour fraude, et non pour un crime semblable à celui dont on accuse mon fils. J’irai plus loin. Cet enfant a hérité de la noblesse carthaginoise de son père, qui enseignait l’architecture à Tunis. Les inclinations qui l’ont conduit au meurtre de ces jeunes filles lui viennent de moi, et de ma propre famille. J’ai, bien que sans le savoir, encouragé ses crimes. En cela, il mérite son sort, et je mérite aussi le mien. Mais je vous accapare. Je n’avais pas l’intention d’exploiter cette soirée mensuelle pour étaler mes remords, déjà que les médias, comme vous l’avez remarqué, monopolisent l’antenne en faisant de mon fils un être dénaturé et de moi, une mère honteuse. Or il n’y a aucune honte en moi. Je n’ai que du remords. J’aurais dû écouter mon instinct, à l’époque, et courir chez mon avorteur le jour où j’ai su qu’il s’agrippait en moi.

 

ROXANE. - Vous ne ressentez même pas de chagrin?

 

ÉLISE. - Chagrin? Qu’est-ce que c’est? Un plat tiède, assaisonné de hargne dirigée contre soi? Bien sûr qu’il m’arrive de pleurer, si vous saviez combien de fois je dois me moucher la nuit. L’apitoiement est un excellent exutoire. Mais je ne tombe pas en panne de dignité à tout propos, et surtout pas quand je viens, auprès de vous toutes, exposer mes véritables sentiments. Vous êtes mes acolytes, à qui je livre de la matière, en échange de celle que grâce à vous je puise. Je me vois dans le miroir de vos yeux, et réciproquement, telles que nous sommes, vulnérables, même si nous avons raison de croire que nous sommes surhumaines. C’était le sens de mon propos en apportant mon plat de fricassée, car je voulais alléger l’atmosphère même si je sais qu’en ce faisant, je ne faisais que l’appesantir. Nous devons pourtant finir ces languettes car ce serait pur gaspillage de les laisser pâtir dans leur grès jusqu’à demain. Elle revêtiraient alors un goût sec et nos amis de la carbatine m’en voudraient de leur conférer une mauvaise réputation. Leur recette, chère Roxane, doit vous paraître hors de propos maintenant que nous avons évoqué la tragédie sourde dont je fais ces jours-ci mon pain quotidien.

 

ROXANE. - Au contraire, j’allais justement vous la demander. En tant qu’intellectuelle de la convivialité, je veux connaître des recettes capables de transformer mes repas en parlements culinaires.

 

ÉLISE. - Comme je vous disais, la plus commune, mais à la fois la moins consommée des viandes revient à la mode dans la haute cuisine occidentale grâce à cette très sérieuse confrérie des amis de la carbatine. En effet les amateurs de cette denrée méconnue vont en célébrer la saveur les 14 et 15 avril prochains, et nous prouver que ces téguments, une fois bien apprêtés, peuvent combler le plus délicat des palais. La recette en soi n’est pas tellement compliquée à suivre, en ceci qu’elle laisse une large part à l’improvisation. En premier lieu, nous devons étaler très finement les extrémités du pannicule qu’on recouvrira d’un linge humide et qu’on laissera reposer une heure environ à température ambiante. Les gens sont méfiants en général, car la couleur noirâtre des languettes donne à penser que sa fraîcheur laisse à désirer. Or il n’en est rien. Toute viande rouge avant d’être consommée se doit de moisir entre guillemets, et le pannicule appartient à la catégorie des viandes saignantes, bien entendu. Et cela, même s’il se dégage de sa friture une curieuse et persistante odeur de poisson. Ce relent s’explique par l’émanation nécessaire de toxines dont on peut exprimer le jus pour en faire une décoction concentrée. Quant au goût légèrement faisandé du pannicule en tant que tel, les amis de la carbatine préconisent pour l’atténuer une harissa salpêtrée de gros cristaux de Guérande aromatisée avec un chèvre écrasé à la fourchette dans une crèche de houlque velue sur une planche frottée avec un papier sulfurisé imbibé de graisse et/ou de pectine naturelle. (Le gros sel de Chott peut remplacer les cristaux.) Donc, dans une casserole, mélanger un quart de pot de moutarde avec un oignon moyen et arroser le tout d’un filet d’huile vierge. L’huile vierge est très importante car une substance contenant de l’oléine pourrait provoquer une émulsion sur la surface de la chair, et au lieu de l’attendrir, rendrait le pannicule aussi élastique que lorsqu’on le mange cru.

 

HENRIETTE. - Ah? Parce qu’on peut aussi le manger cru?

 

IRÈNE GIASSON. - Absolument. Ces languettes sont crues, n’est-ce pas?

 

ÉLISE. - Celles-ci sont marinées. Je vous déconseille de manger la peau crue une fois qu’elle a séjourné au congélateur.

 

ROXANE. - Doit-on la laver au préalable?

 

ÉLISE. - Oui, si cela vous rassure, mais lorsqu’elle est cuite, il n’y a aucun risque. Pas plus que lorsqu’on mange une viande normale. Disons que vous avez plus de chance de vous empoisonner avec la salmonelle d’un poulet.

 

IRÈNE GIASSON. - Est-ce la première fois que vous y goûtez?

 

ROXANE. - Oui, et j’avoue que, malgré mes réticences, je trouve cette salaison divinement tendre.

 

ÉLISE. - Au début, on dirait qu’il faut croquer très fort pour sectionner le morceau dans notre bouche, et l’on pense l’espace d’une seconde qu’on a affaire à une chair filandreuse et très coriace. Et puis, ô surprise. Tendreté. La fadeur s’affine. L’amertume s’adoucit. La sapidité s’incarne. Tout participe d’une renaissance. Trouvez-moi un animal qui réunisse dans une pareille euphorie les nerfs et les nombreuses papilles de l’avant-goût, du goût central et de l’arrière-goût. Et que dire de la texture: une petite résistance sous la dent taquine d’abord le gastronome réfractaire à l’idée de manger du muscle et du nerf. Et pourtant, à chaque mastication correspond sa récompense. C’est qu’au contact des oxydes contenues dans notre salive, le nerf se détend et se caramélise presque, comme un fondant, en libérant un goût dont l’âpreté première se transforme en sucre gélatineux particulièrement remarquable dans le civet. Alors qu’on reproche au bœuf son nerf très peu comestible, cette cavité neurale et ce cordon en faisceaux, tenez, constituent les parties les plus recherchées du pannicule. A l’exclusion bien sûr des régions les plus tendres, dépourvues de cartilage et de fibres conjonctives, comme les aiguillettes de masséter, idéales quand on les accompagne de marrons en demi-deuil, et le filet de jumeau interne ou de quadriceps, mortellement exquis en saupiquet, qu’on coupe en deux dans le sens de la longueur avant de le cuire à l’étuvée d’une ébullition spontanée à laquelle quatre pincées de coriandre, et même six, rehausseront la plus diabolique des compotes. Nous arrosons de cognac au dernier moment et nous décorons l’assiette d’un onglet de fraxinelle.

 

IRÈNE URPHOT. - Question pratique. Doit-on prévenir les convives de ce qu’on leur sert ou bien tout simplement les mettre devant le fait accompli?

 

ÉLISE. - Bonne question. Il est d’usage chez certains d’annoncer leurs menus. En ce qui me concerne, j’opte généralement pour la discrétion. Je m’assure toutefois que personne n’est végétarien parmi mes invités. A la fin du repas, c’est selon. Il convient de recourir à une astuce, du genre: «Vous m’appellerez demain, et je vous donnerai ma recette.» Mais il arrive aussi que je révèle en cours de consommation la nature, mais jamais l’identité, du mets principal. Je suis bien prête à endosser certains préjugés, de ceux qui maintiennent la société dans un état viable, mais il est en réalité dommage de constater que bon nombre d’opinions imposées par les croyances et l’éducation nous séparent d’une époque pas si lointaine où les questions d’éthique ne se posaient pas en matière culinaire. Imaginez un instant qu’il n’y ait plus rien dans l’univers, ni plante, ni arbre, ni troupeau, ni volaille, ni poisson, rien de ce qui permet à l’être humain de se nourrir. Un recours à la carbatine serait obligatoire et peu de gens accepteraient d’endurer la famine sous un prétexte humanitaire ou culturel. Sans remonter jusqu’à la nuit des temps, je vous rappelle que lors des grandes famines du début du siècle en Union soviétique, la population durement touchée avait survécu grâce à la consommation de cette denrée, de même que les membres d’une équipe de football uruguayenne, rescapés d’un accident d’avion il y a quelques années, ont choisi la même solution pour survivre pendant près de deux mois. Toute personne peut être appelée n’importe quand à l’expérience, encore qu’une préparation psychologique dans la plupart des cas s’impose. On ne sait pas très bien pourquoi les êtres humains, qui n’ont pas tant d’attaches entre eux, répugnent à manger leur propre chair alors qu’ils se vautrent allégrement dans le porc. Cela fait partie de nos contradictions. C’est peut-être que la carnation de nos enveloppes est d’une imagination délétère, et que comme tout mammifère, l’on songe immédiatement à l’être qu’on aime dès qu’on évoque la cruauté injustement associée au repas qu’il peut faire. Car le raffinement suprême ne va pas sans l’amour qui vous englobe, cet amour qui se loge dans nos rêves, et aussi dans nos ventres. «C’est de ma mère que je tiens ce désir de dévorer les êtres que j’aime, qui tenait ce désir de sa propre mère.» Ces mots que vous avez pu lire en première page du journal d’hier, mon fils les a prononcés plus d’une fois, à des policiers, des juges, et sans doute les avait-il dit à ces touristes hollandaises qui se sont trouvées sur son chemin lors de cette fameuse nuit où il les a tuées, puis dévorées. Il n’avait fait qu’obéir aux lois de sa culture amoureuse, en mordant le fruit maléfique dont le festin est d’une grandeur totale, malgré que sans assaisonnement la chair est fade, velue, d’une turgescence obscène, et d’une fraîcheur plutôt mélancolique. Mon fils n’avait pour tout avenir que le mur gris cimenté d’une prison. Sa raison d’être en ce monde était devenue aussi petite que les déserts sont grands. Il s’est pendu l’autre soir, dans l’escalier de la cave. Il a été saigné, et j’ai apprêté sa chair à votre intention la nuit dernière. Ne soyons pas moroses en le mangeant. Lui-même se réjouirait d’être à notre place, en ceci qu’il se plaignait du peu d’amour qu’il recevait des siens. Je n’ai fait qu’accéder à son ultime désir.

 

 

4

 

IRÈNE URPHOT.

Je voudrais que votre spectacle me console. Je vois l’humanité se déchiqueter comme il m’arrive souvent de l’espérer, avec des yeux secs, incapable de me pétrifier, incapable non plus de rire. Je voudrais, comme vous toutes, me tenir stoïque devant cette table. Mais je tremble, furieuse, de ne pouvoir ni parler ni me taire. Quand on évoquera cet épisode plus tard, Dieu sait ce qu’on en dira. On se plaira peut-être à essayer de comprendre, comme nous-mêmes sommes en train de nous plaire, vous dans le cadavre, et moi dans la colère.

 

ANNE.

Il y a ce qu’on nous dit de voir, avec la rhétorique des manuels, pour ceux que les peuplades antiques intéressent. Mais il y a aussi, à la base et sans distorsion, ce que nous sommes en train de vivre. Ce n’est pas une théorie nébuleuse, ni l’état d’un monde exotique imaginaire. Mais bien la réalité. Il y a, dans l’observation des faits présents, un travail attentif que nous devons faire, sans qu’il soit question pour l’instant de modifier la nature de ces faits. Nous nous questionnons sur des lois antérieures à nous-mêmes. Il y a une exagération moderne de la bienséance qui s’acharne à ignorer ce qui doit nous transcender.

 

IRÈNE URPHOT.

Il y a surtout un grand climat de permission. Une tolérance que je trouve obscène.

 

ANNE.

Peut-être. Il en va de l’intérêt général que ces objections-là soient émises. A condition que ces émissions se fassent dans la sobriété. Nous sommes ici pour jaser calmement.

 

IRÈNE URPHOT.

Vos politiques sont libérales. Vous mettez les beaux-arts et les cultures du monde en tête de vos priorités, beau travail. Au passage, honorons les artistes et les drogués,

 

ANNE.

... calmement, Irène.

 

IRÈNE URPHOT.

... lesquels sont censés nous éclairer, puisqu’ils sont capables de théories nébuleuses, justement, et de contemplations. Dans le monde exotique de notre réalité, je vois pourtant que ce pannicule est bel et bien celui d’un jeune Maghrébin issu d’un ventre où il retourne, voilà où nous en sommes. Chez notre amie Henriette, où moi, la non fumeuse, je dois faire attention à mes propos pour ne pas brimer les libertés, en cet espace où il est permis par ailleurs de manger de la chair humaine.

 

ANNE.

Nous pourrions, avec des sentiments aussi caustiques, établir des lois à l’effet que nous ouvrions nos sacs avant d’entrer.

 

IRÈNE GIASSON.

Je ne cache à personne que je me promène avec mes couteaux. Après tout, je suis coutelière.

 

IRÈNE URPHOT.

Et moi, j’ai toujours un revolver dans mon sac. Parce que j’ai un désir ardent de tirer sur ceux dont la peau est différente de la mienne. C’est l’indice le plus sûr que ceux-là s’opposent diamétralement à la somme de ce qui me constitue.

 

ANNE.

Une chose à la fois, Irène. Vous bousculez trop d’idées, en sachant très bien qu’il va en résulter une conversation anarchique. Pinochet utilisait la même tactique afin qu’on ne puisse entendre personne d’autre que lui. Je vous vois venir avec vos espèces de pancartes qui n’ont rien de subtil.

 

IRÈNE URPHOT.

Je suis trop franche pour être subtile.

 

ANNE.

Bravo, mais ne soyez pas excessive. Nous ne sommes pas à votre local du lundi soir où la règle est d’encourager le fouillis dans la pagaille.

 

IRÈNE URPHOT.

Je vous fais remarquer que vous ne ratez aucun de ces lundis. Personne ne vous y force. Et je ne vois pas en quoi mes propos vous déplaisent lorsque vous, la première, vous nous faites des conférences sur la nécessité économique des génocides.

 

IRÈNE GIASSON.

Elle le fait en toute objectivité.

 

ANNE.

Nous discuterons de ça un autre jour.

 

IRÈNE URPHOT.

Excusez-moi mais, quel que soit le jour de la semaine, si vous mettez dans mon assiette des choses que je ne mange pas d’habitude, ayez au moins la politesse d’écouter des paroles qui sont cruciales pour moi à l’année longue. Si je vous dis que les gens de couleur constituent une menace à la somme qui me constitue, c’est que j’ai érigé cette somme au prix de sacrifices, d’introspection, de méditation profonde et d’efforts pour consolider cette chose risible qu’on appelle la foi. Bien qu’il semble toujours infantilisant de le rappeler, les différences qu’il y a entre une ethnie et notre réalité à nous vont bien au-delà des goûts et des couleurs. A commencer par la notion de libertés fondamentales, en passant par tout ce qui, autrement, ne serait que profond désaccord, je pense à l’idée de propreté. Mais quand je dis cela, je suis consciente d’ameuter les troupeaux, et leurs médias, autant que ce jeune homme, qui s’avère un agneau, et qui monopolise nos télévisions parce qu’il s’est nourri de Hollandaises. La différence entre lui et moi est que sa place à lui, de l’avis général, n’était pas en prison, mais dans un endroit capable d’apaiser ses pulsions. Et pourquoi pas dans un lieu de culte, où nous aurions pu l’adorer, car en réalité c’était le veau d’or: il avait du prestige. Le prestige d’être allé jusqu’au bout de sa culture amoureuse.

 

HENRIETTE, à Anne.

Laissez - je vais desservir.

 

IRÈNE GIASSON.

Il ne faut pas mettre ce plat au lave-vaisselle.

 

IRÈNE URPHOT.

Des étudiants nord-africains ont allumé des feux dans les poubelles pour bien nous montrer qu’ils compatissaient avec lui, et non avec la justice, sans égard à Madame Helder et à son mari qui, dans une banlieue de Rotterdam, attendent de savoir ce qui va arriver à l’homme qui est allé au bout de son désir, au bout de son ardeur. De sa culture amoureuse!

 

ROXANE.

Vos soirées sont-elles toujours aussi nébuleuses et fécondes?

 

HENRIETTE.

C’est très variable. Prendriez-vous quelque chose à boire?

 

IRÈNE URPHOT.

Nous écrirons aux Helder que tout est sous contrôle, que justice a été faite œil pour œil, et surpassement pour surpassement. Nous aurions dû les inviter. A moins que notre excès de justice auprès d’une famille autrefois ordinaire ne lui fasse regretter d’avoir mis au monde des enfants. Cette mère aurait pu avoir un instinct pareil à celui d’Élise, surtout que la Hollande, il paraît, est plus évoluée que nous en matière d’avortement.

 

HENRIETTE.

Oui, j’ai des chiffres.

 

IRÈNE URPHOT.

Il ne nous manque plus que des remèdes magiques contre la réalité. Il y a des drogues qui créent de l’accoutumance dès qu’on les essaie. Pourquoi ne pas légaliser ces choses-là qui nous donnent le sentiment de pouvoir voler? Peut-être qu’avec ça, je serais bonne pour manger des juives et des négresses?

 

ROXANE.

Vous, l’apôtre du lait dans les écoles?

 

IRÈNE URPHOT.

Dites: une apôtre tout court. Une femme résolument prête à affirmer. Il y a en moi ce besoin grave de dire haut et fort ce que tout le monde pense mais n’ose admettre. Je ne vous parle pas de courage. Je ne suis pas téméraire. Je ne suis pas non plus la femme vociférante que tout le monde craint. Je sais qu’il y a en moi une impulsion qui m’incite à me battre et qui me défend de l’attaque des autres. Je me bats. Pour qu’on respecte mes droits. Pour le triomphe des vraies valeurs. Et c’est très ardu. En guise de trophée pour chaque petite victoire arrachée au prix de batailles épuisantes afin qu’on me respecte, je reçois toujours le rappel à l’ordre de vos vérités admises...

 

ANNE.

«Nos» vérités admises!

 

IRÈNE URPHOT.

De vos certitudes.

 

ANNE.

«Nos» certitudes!

 

IRÈNE URPHOT.

Qui jamais ne laissent de place à l’erreur: qui donc sommes-nous? Quiconque a le respect de l’humanité entretient le doute.

 

ANNE.

Pardon?

 

IRÈNE URPHOT.

Quiconque a le respect de l’humanité se doit d’entretenir le doute.

 

ANNE.

Et pourquoi pas d’en faire, comme vous, une religion? Admettez que ce doute dont vous parlez s’applique à nier les choses, et en particulier les chiffres.

 

IRÈNE URPHOT.

A votre place, j’aurais la décence de m’inclure parmi ceux qui travaillent d’arrache-pied à la révision de ces chiffres. Ne faites donc pas semblant d’ignorer que, grâce à la vigilance des gens comme vous et moi, les sionistes eux-mêmes ont récemment été forcés de changer les plaques à l’entrée des camps pour rectifier à la baisse le nombre qu’ils avaient inventés dans les années quarante. Nous avons les vrais chiffres. Mais quand on les révèle, c’est nous qu’on accuse du pire des crimes. Il faudrait se contenter d’un énoncé dans un manuel qui décide à notre place de l’atrocité, surtout quand on a décidé à l’avance de la culpabilité non plus d’un individu mais d’un peuple. Tout le monde s’en accommode depuis que tout le monde s’estime à la fois vainqueur et vaincu, et l’oppresseur, et l’opprimé. Nos détracteurs se plaisent à répéter, d’une façon que je trouve pénible, que notre groupe de révisionnistes se réunit le lundi pour donner libre cours à sa haine. On n’a pas idée de la violence d’une telle condamnation. Parce que nous réfléchissons aux vraies choses, parce que nous croyons que la race blanche doit éclairer l’humanité, on nous blâme de propager de la littérature qualifiée de haineuse. Parce que nous sommes pour le respect de la vie, et non pour le meurtre des fœtus, on nous traite de terroristes. Mais quand nos actions sont bénéfiques, qui nous félicite dans l’opinion publique? Nous avons été les premiers à nous plaindre du mauvais fonctionnement des régimes d’adoption, des politiques d’accréditation des agences locales, des libertés de base restreintes, mais qui veut dénoncer l’hypocrisie attire l’hypocrisie. Qui veut se tenir droit s’expose à être contaminé par ce dont il cherche à se protéger. Et comme je le dis depuis tant d’années, au point d’en avoir des maux de têtes lancinants à force de le répéter, je crois malheureusement que le mal de notre société est dans l’homosexuel. Qu’on le dise clairement une fois pour toutes: ces gens sont des erreurs cosmiques. Mais prenons-en le blâme: nous n’avons pas encore su trouver les mots pour leur parler avec rigueur, car nous vivons dans une société qui croit que c’est en les larguant qu’on va résoudre les grandes questions morales. Mais pendant ce temps, l’homosexuel n’a qu’à mentir à la Croix-Rouge et figurez-vous qu’il donne de son sang, et il y en a peut-être en vous. Rien n'est plus atroce que la dépravation d'un enfant. Il les incite, c’est plus fort que lui, il ne peut pas se contenter de les regarder. Notre mandat est de dénoncer tout ce qui va contre la nature. Nos ennemis sont nombreux; nous les aurons. Les homosexuels, et aussi les indiens. Et ne me dites pas que j’ignore ce que le mot minorité veut dire. Quand j’étais petite, ils étaient en majorité dans l’ouest, les indiens. Ces «pauvres» rescapés du génocide nord-américain faisaient la loi. Nous, dans notre pays, nous étions la minorité. Vous vous demandez encore s’ils m’ont déjà fait mal? Rassurez-vous. Pas une égratignure. Ce qui ne m’empêche de dire avec conviction que face à la dégénérescence, nous devons être impitoyables. Nous devons utiliser leurs propres moyens barbares afin de les récurer. Elle est passée de mode cette période guindée de notre civilisation où l’on tâchait d’effacer de son vocabulaire des mots tels qu’exterminer, détruire, enrayer, anéantir. D’un mal à sa source, je vous préviens que nos entités vont pleuvoir d’une douleur exhaustive. Nous choisirons une prairie naturelle. Dans un coin où l’on entrepose les ordures, nous ferons un tapis de sable, et nous attendrons que le ciel s’ennuage, des jours s’il le faut, nous aurons la patience. Lorsque des nuées obscures auront tapissé le ciel d’est en ouest, nous sentirons nos corps traversés par la menace des pluies, de ces pluies qui ne subiront plus jamais de variations.

 

 

- Dis-nous s’il fait beau aujourd’hui.

- Non, car aujourd’hui, il pleut.

- Tu dois dire, et penser en ton âme et conscience, qu’il fait beau aujourd’hui.

- Mais puisqu’il pleut?

- Si tu ne dis pas qu’il fait beau, nous allons te tordre le bras.

- D’accord. Ne me tordez pas le bras. Je veux bien admettre qu’il fait beau aujourd’hui.

- Donc, tu dis qu’il fait beau?

- Oui, il fait beau. Je viens de vous le dire.

- Ah, donc tu as menti!

 

Et l’on vous tord le bras parce que vous avez menti.

 

- Ah là, tu as encore menti.

 

Et cette fois l’on vous donne un coup de barre aux pieds parce que vous avez encore menti.

 

- Alors c’est entendu: vous avez raison. Le ciel est à l’orage, voyez: il pleut!

 

 

Et ils m’ont tuée parce que j’avais désobéi à leur commandement de dire qu’il faisait beau. Ils ont d’abord tué le père, et ils m’ont laissé vivre le temps qu’il fallait pour leur bon plaisir, puis ils m’ont tuée de manière archi-lente, en lacérant premièrement les parties non vitales de mon corps, pour que je sois consciente de tout, pour que je puisse imaginer la chose en parfaite synchronie avec la réalité, pour que je puisse la vivre dans ma tête en même temps que dans mon vagin, mon cul, et mes viscères. Et l’on me rappelait avec des voix stridentes que j’étais une femme gâtée, et vicieuse par-dessus le marché, vicieuse parce que mécontente de mon sort malgré tout ce que je possédais, de bons pâturages et de bons animaux sur une terre généreuse, un bon mari qui travaillait fort à l’arrachage des mauvaises herbes pour l’augmentation de notre superficie, et une bonne petite fille qui avait de bons résultats à l’école, mais ils disaient qu’elle n’allait pas me survivre, et que, conséquemment, elle ne pourrait pas aller plus loin que ça dans la vie, qu’elle ne donnerait jamais de conférences plus tard, qu’elle ne parlerait jamais au nom de son malheur, et ils m’ont tuée, moi, sa mère, ils m’ont tuée d’un coup de pied dans les reins, mais je n’ai pas pu hurler car à cet instant-là je suis passée de l’autre côté et ici s’achève ce que je peux vous dire du massacre de ma mère. Car moi, ils m’ont laissée sans une égratignure.

 

 

 

5

 

 

 

HENRIETTE.

En arrivant l’autre soir chez notre amie Élise, j’ai constaté qu’un silence comme on n’en avait jamais connu s’était déjà installé dans toutes les parties de la demeure. Je me souviens m’être dit que ce silence était arrivé avant moi, alors que je pensais devoir l’imposer. Rarement Anne, Élise et moi nous nous retrouvons dans un pareil état de solennité. Car nous sommes un groupe de pies et les lieux de nos rendez-vous ne sont jamais d’assez vastes auditoires pour contenir toutes les paroles que nous émettons. Il est vrai que la nuit était paisible. J’avais pu percevoir, sur le chemin de l’aller, ce développement du printemps au rythme de sa naissance, qui colmatait les couches stagnantes de l’hiver. Je sentais l’humidité hostile encercler mes épaules. Je n’aimais pas le bruit que faisaient mes souliers sur l’asphalte. Ces assauts inconvenants risquaient de déranger le voisinage, qui devait dormir profondément. Nous savons que les sommeils les plus profonds sont les plus fragiles, car ce sont ceux qui captent les moindres bruits pour les distiller dans la réalité infaillible des rêves. Mon pas sur le trottoir écho devait créer dans le cinéma de ces dormeurs l’image d’un rempart étroit sur lequel je marchais en équilibre. La maison d’Élise ressemblait cette nuit-là à un bâtiment de fortune, qui n’existe que dans la mesure où l’on doit s’y rendre, comme un décor de théâtre inintéressant le jour, en attendant que les comédiens viennent l’animer le soir. A mon arrivée, Anne et Irène Giasson étaient déjà là. Élise vint m’accueillir en hôtesse préoccupée, et je fus saisie, comme je le disais, par la qualité de ce silence, lequel mettait en relief la clarté de nos chuchotements. En tout premier lieu, Élise m’a demandé si j’avais avancé l’heure. Question superflue car je suis toujours la première à opérer ces changements temporels. Il s’agissait cependant d’une perte dommageable que nous infligeait la loi, car il nous aurait fallu gagner des heures plutôt que d’en perdre pour accomplir en toute tranquillité notre travail. Nous avions beau connaître l’ampleur de ce que nous devions commettre, ni l’une ni l’autre, malgré l’urgence, ne semblait alerte ou pressée. On s’approche volontiers du cadavre d’un époux, surtout quand on a soi-même procédé à l’artisanat de sa mort. Mais cette nuit-là la situation était quelque peu différente. Premièrement, l’enfant d’Élise était un peu notre enfant à nous. Bien qu’il avait dit plusieurs fois qu’il finirait par se pendre, cela nous paraissait impossible. Bien qu’Élise m’avait dit «Ça y est, cette fois-ci, il s’est pendu», cela me paraissait toujours impossible. Pour ce qui est d’un mari, nous avons tout le loisir de prévoir à quoi il ressemblera une fois que ce sera fini.

 

IRÈNE GIASSON.

Un mari en train de déjeuner face à son épouse qui n’a pas d’appétit est en quelque sorte lié à l’appareil de son sort. Il n’y a aucun hiatus entre la blancheur extrême de ses doigts qui découpent le jaune du blanc de l’œuf et la rigidité de ces mêmes doigts quand ils seront stockés au frigidaire.

 

HENRIETTE.

Lorsque, de son vivant, je regardais mon mari commenter ses stratégies budgétaires à la télévision, j’avais déjà en tête une image précise de ce que serait son masque, à cause du glacis de l’écran qui le rendait bidimensionnel et conforme à la miniaturisation qui découle du stoppage vital. J’étais personnellement curieuse de voir si l’enfant d’Élise allait être soumis aux même lois physiques. Un rapetissement saugrenu non seulement de l’ossature et de l’épiderme, mais aussi de la couche d’oxygène qui entoure la dépouille. La mort est une attraction d’atmosphère qui invite le pourtour du cadavre à se modifier par voie de réduction. Il se forme d’ailleurs un phénomène à environ deux centimètres de la surface. Vous ferez l’expérience. Il suffit d’avancer votre doigt vers le mort afin de le toucher et vous verrez qu’au dernier moment, une chose vous empêche d’aller plus avant, comme un petit mur invisible qui sépare une réalité de l’autre, une sorte de réaction de l’air. Ce petit mur détermine un espace qui n’appartient ni à la vie, ni à la mort, comme on le dirait d’une zone internationale entre deux douanes où plus rien n’est taxable. Votre doigt se heurte à cette zone, ou ce mur, car en fait, il cherche à enfoncer la surface corporelle du mystère.

 

IRÈNE GIASSON.

Je savais que cette zone désertique allait opérer de la même façon chez le fils d’Élise.

 

HENRIETTE.

Moi, j’espérais que non. J’espérais au contraire que la royauté de la mort ait agi comme un agrandissement sur sa beauté farouche.

 

IRÈNE GIASSON.

La mort physique crée un rapetissement, vous venez de le dire. C’est la mort philosophique qui globalise et agrandit les êtres.

 

HENRIETTE.

N’empêche.

 

IRÈNE GIASSON.

Non, c’est comme ça.

 

HENRIETTE.

Dans mon imagination pourtant...

 

IRÈNE GIASSON.

Mais pas dans la réalité.

 

HENRIETTE.

Dans la réalité, il s’était pendu à la plus haute marche en sorte qu’en descendant l’escalier de la cave, je me trouvais à le contourner en passant d’un niveau supérieur à un niveau inférieur à lui. Il y eut un bref moment d’observation, et j’ajouterais d’incrédulité.

 

IRÈNE GIASSON.

Il est presque surnaturel qu’un être se pende après avoir dit tant de fois, depuis tant d’années, qu’il allait le faire. On finit par neutraliser l’image de sa pendaison, et lorsqu’il nous apparaît, aussi vertical, aussi conforme, on ne peut s’empêcher de dire au fond de soi: «Tiens! Il s’est encore pendu.» Mais au lieu de ces mots-là, Élise, je me souviens, a dit d’un ton renfrogné: «Regarde. Il s’est pendu tout habillé.» Elle était furieuse car elle lui avait recommandé une vingtaine de fois de se pendre sans ses vêtements; mais il n’avait pas écouté.

 

HENRIETTE.

Il est vrai qu’il fallait toujours argumenter des heures avec lui pour qu’il se déshabille. Il dormait dans ses vêtements, les mêmes qu’il portait dans les ruelles, qui se détrempaient sous la pluie, et qui se déshydrataient au hasard de ses vagabondages en lieu sec. Nous l’avons donc dépendu, déshabillé, et rependu. Puis j’ai donné l’ordre à IRÈNE GIASSON de commencer.

 

IRÈNE GIASSON.

J’ai ouvert le fils d’Élise sans que rien n’éclabousse. Persuadées d’être à l’abri des regards, nous imaginions tout de même une fente par laquelle un regard étranger aurait pu nous épier, observateur de nos attitudes de mères, scrutateur et même inquisiteur, comme si nous occupions les ondes, filmées par un oeil autorisé sur nos têtes, à l’emploi d’une télévision des chimères. Dans le silence, nous n’entendions que le mince filet de la chantepleure, évidant de sa substance l’enveloppe de cet adolescent, ce corps qui se transformait de fleuve en désert. Mais l’heure n’était plus propice aux observations méticuleuses. Dans cette maison aux effets de labyrinthe, nous nous croisions sans nous voir, l’une s’effaçant pour permettre le passage à l’autre, remontant des serviettes maculées vers la salle de bains, transportant des serviettes immaculées vers la cave.

 

HENRIETTE.

Pendant ce temps, je gardais un oeil vigilant sur le drain, car de récents blocages dans la plomberie occasionnaient une déviation des écoulements, et nous devions nous assurer que les eaux de renvoi n’allaient pas laisser de sillons inopportuns dans le ciment. Nous utilisions pour ce faire une pipe de zinc s’aboutant à la bretelle des égouts. Nos allées et venues donnaient l’impression d’une rhapsodie que nous entendions en notre for intérieur, soutenue par le rythme inquiet de nos tempes.

 

IRÈNE GIASSON.

Je dépeçais l’adolescent sur l’ordre chuchoté de sa mère qui réclamait chacune de ses parties. Je ne sais combien de temps dura le manège, mais lorsqu’au bout d’une éternité le sang cessa de s’écouler, je fis le constat qu’il faisait toujours nuit.

 

HENRIETTE.

Nous avions pourtant avancé l’heure!

 

IRÈNE GIASSON.

Élise remarqua que, grâce à notre prévoyance, il nous restait encore onze serviettes propres. Anne en avait apporté quatre douzaines. Pour ma part j›en avais apporté une cinquantaine. Avec celles d›Élise, cela faisait plus de cent soixante serviettes.

 

HENRIETTE.

Cent soixante-quatre. Moins les onze qui nous restait, on peut dire qu’il a fallu deux fois plus de serviettes pour étancher son sang que j’en avais utilisé pour mon mari.

 

IRÈNE GIASSON.

Nous avons tout nettoyé, jusqu’à l’aube. Nous nous sommes partagé les serviettes maculées, pour en laver quelques-unes, et pour brûler les autres, ou les enterrer.

 

HENRIETTE.

La matière que nous commençons à récolter de l’expérience sera riche, bien plus riche que ce que notre fatigue nous a permis de voir au moment fugace où la chose était encore visible. Le fils d’Élise n’était plus. Sa carcasse ressemblait à peine à une carcasse d’humain, il n’y avait plus de distinction entre les étapes. Qui de l’enfant, de l’adolescent ou de l’homme pouvait bien se loger dans l’image, somme toute, de peu de profondeur? C’était ni plus ni moins que la planche agrandie d’un rat disséqué. Puis ce fut l’habituel découragement. Celui de constater, encore et toujours, qu’au sortir d’une nuit si coûteuse en terme de labeur et d’espoir, nous avions appris peu de choses. Je m’étais rendue chez mon amie avec ma soif coutumière, une envie de m’enrichir, une disponibilité, une impatience d’absorber de la matière, et comme presque toujours, Anne, Élise, Irène et moi avions le sentiment d’une rumeur à la fin, d’une rumeur extraite de son discours, comme au sortir d’une conférence où nombre de mots ont été dits, mais dans quel ordre, et dans quelle sonorité diffuse? Je ne sais trop, je suis comme vous, je cherche. Le fait qu’il se soit tué lui-même nous procure peut-être le sentiment d’avoir oublié quelque chose.

 

 

 

 

6

 

ANNE.

Il ne s’est pas tué lui-même.

 

HENRIETTE.

Voyons. Il s’est pendu.

 

ANNE.

Non. Il ne s’est pas pendu.

 

HENRIETTE.

Nous l’avons vu.

 

ANNE.

Vous l’avez vu, mais je sais, moi, qu’il ne s’est pas pendu lui-même.

 

ÉLISE.

C’était mon fils. Il m’a dit, à moi, sa mère: «C’est aujourd’hui que j’ai décidé de me pendre.»

 

ANNE.

A moi aussi il a dit ça. Il disait ça tous les jours en se levant. Quand tu m’as annoncé: «Ça y est, c’est pour aujourd’hui, annule tes rendez-vous», moi non plus je n’y ai pas cru. Je suis venue quand même, et je suis descendue dans la cave. Il m’a regardée de ses grands yeux de chômeur asiatique et m’a dit: «J’ai changé d’avis. Je vais me pendre demain.» Alors je me suis mise en colère. J’ai crié: «Non, ça suffit. Cesse de te moquer de nous.» Il m’a demandé pourquoi je ne l’aimais plus, ce à quoi j’ai répondu que je l’aimais toujours mais qu’il était plus que temps pour lui de se pendre. C’était la seconde fois qu’il s’évadait de prison; la police était sur le point de le retrouver et de nous découvrir, nous, ses complices. Je lui fis comprendre que chaque minute supplémentaire de sa vie risquait de nous faire payer des crimes antérieurs. Il répondit à cela qu’il n’avait pas l’intention de se pendre pour la simple raison qu’il ne nous faisait pas confiance. Il m’a dit: «Vous êtes toutes préoccupées par vos crimes, et aucune d’entre vous n’est sincère lorsqu’elle prétend vouloir me manger. D’ailleurs, outre ma vraie mère, cela n’est pas dans vos natures.» Commença alors une longue période de pourparlers entre le fils d’Élise et moi. Je crois qu’en effet il n’avait jamais eu l’intention de se pendre. D’abord, il croyait qu’il fallait une corde spéciale et un permis pour se la procurer. Il voulait se pendre depuis sa naissance et il ne savait même pas qu’il pouvait le faire avec un lacet. Mais le point crucial de nos échanges portait sur l’assurance que nous irions au bout de ce que nous avions conclu, c’est-à-dire le manger une fois qu’il serait mort. Non pas tant qu’il sous-estimait notre compréhension de son désir, mais il se retranchait derrière l’argument selon quoi les êtres s’étaient dénaturés au point de ne plus vouloir se manger entre eux, et que personne n’y pouvait rien car c’était un fait de société. J’ai insisté, il refusait, j’ai insisté de nouveau, en me disant ouverte à l’idée d’un compromis, et c’est alors qu’il m’a dit: «Je suis d’accord pour me pendre, mais avant, j’exige des preuves.»

 

HENRIETTE.

Oh. Vous n’alliez quand même pas accéder à cette requête abusive?

 

ANNE.

Est-ce que j’en avais le choix? Est-ce que j’en avais le choix?

 

IRÈNE GIASSON.

Vous avez donc réussi là où, deux jours avant, j’avais échoué.

 

ANNE.

Je m’en suis rendu compte. Car au moment de procéder, j’ai vu une plaie encore ouverte, identique à celle que j’allais lui faire. J’ai su que c’était vous, l’avant-veille, qui aviez cédé au même chantage. Alors je suis devenue très méfiante. Je me suis dit: «Il s’arrange pour qu’on le grignote jour après jour et la première chose qu’on saura, c’est que la police va le retrouver à moitié dévoré et il dira que c’est nous.»

 

HENRIETTE.

Il fallait qu’on en finisse.

 

ANNE.

Il fallait le tuer.

 

 

ÉLISE.

Je croyais qu’il l’aurait fait lui-même.

 

ANNE.

Il serait mort de toute façon. Et il aurait succombé à des douleurs très atroces.

 

ÉLISE.

Atroces? Ça, je ne suis pas sûre.

 

HENRIETTE.

Moi non plus.

 

IRÈNE GIASSON.

Moi non plus. Ces êtres-là ressentent des extases profondes, une jouissance extraordinaire dans la blessure physique. Avec mon mari, ce n’était jamais assez douloureux.

 

ANNE.

Mais il serait mort de toute façon. Avec ou sans jouissance, avec ou sans douleur. Alors que moi, je lui proposais de mourir en ma compagnie. Il m’avait toujours dit que de toutes ses mères, j’étais celle qu’il préférait.

 

HENRIETTE.

Il me disait la même chose.

 

ANNE.

Oui, là-dessus, il ambitionnait de plaire. Il fallait toujours qu’il affirme une préférence auprès de la personne avec qui il se trouvait. Or j’étais là. Il me semblait juste que je procède à sa mort car je l’avais vu naître.

 

HENRIETTE.

Nous l’avons vu naître. Cet enfant ne s’est jamais épanoui qu’au milieu de notre cercle sensuel, entouré de mères, enveloppé de draps décatis par des mères, baigné dans une cuve remplie et parfumée de l’eau de ces mères, douché, essuyé et massé par des paumes de mères. Ses cheveux, noirs comme des cheveux de prophète, accumulaient un mélange de terre grasse et de pétrole qui nous enchantait. Une beauté d’homme avec odeur de nourrisson.

 

ANNE.

Une fraîcheur d’enfant où paraissait, à la gréco-romaine, une construction de masculinité stupéfiante. La pigmentation de sa peau était plus noire dans nos pensées que dans la réalité.

 

HENRIETTE.

Sa mâchoire avait aussi un aspect lippu dans l’évocation que nous faisions de sa moue de conquérant alors que cet aspect-là du Maghrébin, quand il s’imposait dans la réalité, nous faisait remarquer le côté canadien de sa dentition.

 

ANNE.

Nous nous sommes entendus lui et moi sur les modalités de sa mort. Il avait du mal à renoncer à deux de ses désirs ultimes. Il y avait celui d’être attaqué par une colonie de fauves. Une expérience dont il rêvait nuit et jour. Je le savais. Il me décrivait souvent la sensualité de ce combat, en plein soleil; le contraste entre la fourrure et les crocs, entre la douceur et la force.

 

IRÈNE GIASSON.

Et quelle autre expérience?

 

ANNE.

Il prétendait qu’il n’avait jamais fait l’amour.

 

HENRIETTE.

C’est faux.

 

ANNE.

Je ne l’ai pas cru. Je lui ai quand même demandé s’il voulait, avant de mourir, connaître cet aspect-là de l’existence. Mais après réflexion, ce qu’il voulait au fond, c’était l’amour total: que je le mange.

 

ÉLISE.

C’était bien lui. Avec ce côté stratégique des Carthaginois. Toute conversation avec lui aboutissait toujours sur son unique désir. Oui, il fallait qu’on en finisse.

 

ANNE.

J’ai trouvé une corde et je l’ai étranglé. Sans quoi nous serions encore en train de négocier lui et moi. Comprenez qu’il faisait de sa pendaison le prétexte d’une tyrannie extraordinaire. C’est la preuve qu’un adolescent, malgré sa forme virile, n’a pas encore atteint une maturité d’adulte. Jamais je n’avais vécu de négociations aussi alambiquées, aussi remplies de mauvaise foi. Le temps passait, et j’avais peur qu’il soit trop tard pour appeler Irène et Henriette. Nous avions besoin d’une longue nuit pour le saigner, il n’était pas question de le faire au grand jour, alors que n’importe qui peut sonner à la porte. J’ai demandé: «Élise, quelle heure est-il?»

 

ÉLISE.

«Veux-tu l’heure normale ou l’heure avancée?»

 

ANNE.

«Ce n’est pas le temps d’être ambiguë. Ton fils vient de se pendre.» Et tu as appelé les autres. C’est peut-être parce que nous aimions cet adolescent, et que nous n’avions pas fini de l’aimer, que cette nuit-là revêt le caractère d’une cérémonie inachevée. La disposition des ossements, le lavage, la brillance finale du bain et l’épongeage du plancher se sont pourtant déroulés dans le bon ordre. Il est encore tôt pour commenter dans sa globalité cet élargissement de nos connaissances et de nos aptitudes. Chose certaine, plusieurs conférences auront lieu au cours des mois qui viennent, où nous continuerons d’analyser en quoi nous vivons sous la main d’une puissance irritée, et en quoi cette puissance ne peut être apaisée que par nos sacrifices. Nous aspirons à la réalité de ce qui nous répugne mais que nous aimons, comme si nous étions munies de plusieurs âmes.

 

HENRIETTE.

Oui. Elles sont capables de soudaines variétés, d’oppositions simultanées, d’amour et de haine, de désirs intégrés dans nos chairs qui s’opposent aux désirs fondamentaux de nos esprits. Je voudrais seulement qu’on fasse attention à ce que nos expériences, du reste assez prodigieuses, puissent favoriser le dénouement de notre quête. S’il est vrai que la douce humanité et la compassion naturelle prêtent une force aux arguments de la raison, souvenons-nous que nous vivons en temps de guerre, et que l’efficacité de nos sacrifices est proportionnelle à l’importance des victimes. Nous avons constaté, à tour de rôle, que l’immolation de nos maris nous ont réjoui pendant plus d’un an. Nous verrons s’il est vrai que l’offrande d’un adolescent peut nous apaiser pendant trois ans. Nous savons que, dans les temps plus ou moins postérieurs à la loi, l’humanité victime de ses préjugés a permis de substituer à la victime humaine la figure d’un fétiche ou d’un animal. Mais cela n’a fait que contribuer à l’impiété moderne, laquelle essaie de souiller nos recherches en nous blâmant de ne pas pleurer sur des bûchers que nous ne voulons pas éteindre. Partout où le sens véritable du sacré ne sera pas connu et servi, en vertu d’une révélation expresse, l’homme hésitera toujours à immoler l’homme, et toujours il hésitera à le dévorer. Que nous soyons des femmes ne change rien au principe. Au contraire. Nous voyons le salut commencer par une femme annoncée depuis l’origine des choses, nous devons donc continuer de jouer notre rôle. J’admets que le marasme n’a rien de rassurant au moment où je parle. Pour l’instant, nous devons nous recueillir, dans la quête et dans le silence, afin de continuer notre travail. Celui de raisonner sur la prédominance des choses présentes et futures, et, dans la mesure où nos intelligences le permettent, d’y trouver notre chemin. S’il nous arrive, en cours de route, de penser que nous vivons un cauchemar, nous devons reculer, afin de bien nous convaincre que tout ceci n’est pas une émission de chimères, pas un mirage, ni une théorie nébuleuse, ni la contemplation d’un monde exotique imaginaire. Mais bien la réalité.

 

Silence. Le noir.

 

normand chaurette