À mesure que nos regards abordent les triangles enneigés des sommets, nous sommes conduits à travers une dénivellation dont le chemin rocailleux s'insinue jusqu'au bord d'une lagune qui serpente. Chaque caillou et chaque touffe de verdure se démarquent de la surface limpide, tandis que le versant disparaît tranquillement dans un brouillard qui s'élève pour faire apparaître, par l'effet d'un contraste, une nouvelle branche de la rivière, surmontée d'une petite passerelle. Une fois franchie cette étape, il est frappant de nous découvrir dans un tout autre monde. Il y a là d'étranges pavillons, attenants à des palais à moitié recouverts de branchages, immenses comme des empires, bien qu'on n'en perçoive que les façades jaunies. L'on imagine aisément que pour s'y introduire, il faille arpenter d'interminables vestibules aux murs délavés, et fouler de longues carpettes aux points de pyramide, en attendant l'apparition d'un empereur, ou d'un ministre, s'avançant à pas feutrés, ou se tenant immobile, renversé dans ce fauteuil au bout du long corridor, en train de contempler l'arrivée des visiteurs. Dehors, entre chacun des pavillons, de longues bandes de rivière ramifiée en un delta reflètent le bambou sombre des lanternes. Des pétales au bas des pirogues donnent à penser que ces étendues d'eau, aussi longues qu'étroites, sont nées de l'alternance des ombres entrecoupées de tiges. La lumière s'étend là-dessus, délayant les contours, les accidents, les galets, les rocailles, grâce aux coups d'un pinceau délicat juste avant l'application d'une éponge humide. C'est alors la sensation que rien n'a bougé depuis un siècle. Arrivés il y a une minute à peine, nous avons trouvé un lieu où nous étions depuis toujours. On ne peut parler d'apparition car tout était déjà là. Nous avons marché longtemps, sur la terre battue des sentiers, et d'avoir ainsi souffert, nos pieds et nos jambes à la fin s'enveloppent d'une euphorie spontanée, aussi sereine que sous l'effet d'une invisible seringue leur inoculant une imperceptible quantité d'opium. L'herbe, les cailloux, les plantations de riz qui nous entourent délimitent la fragilité d'un cercle au centre duquel il n'y a que le futur et le passé. Nous sommes dans ce petit lieu d'attente et nous attendons. Que la nuit tombe. Qu'un vent modéré agite l'extrémité des branches. Il est intéressant de noter la présence d'une pinière, juste ici au bas, vous voyez, par l'ajout successif de couches de turquoise, toujours en à-plat, et par un procédé typique de l'art chinois que les pointillistes reprendront à leur compte au vingtième siècle, on remarque la présence de deux hirondelles, et si l'on regarde très attentivement, on  remarque qu'une des deux hirondelles, celle de droite, est sur le point de pousser l'autre hors de son nid. Floup. Tout le reste n'est que le jardin luxuriant de la terre, affranchi de son poids, mais victime d'un ciel si dépourvu d'hostilité qu'on croit qu'il ne va jamais s'assombrir. Il suffit pourtant d'observer une sorte d'aménagement, juste ici, dans le coin gauche de l'horizon, bien sûr qu'il nous faut de bons yeux sans quoi il nous faut avoir recours à la loupe et c'est dommage, car la loupe déforme le tracé qui, soit dit en passant, révèle toute l'importance de la géométrie pour les Chinois, et c'est intéressant, parce que vingt-quatre siècles avant la naissance de Braque, figurez-vous que nous sommes déjà en plein cubisme. Alors voyez ici, juste là, dans ce tout petit coin de l'horizon, qu'est-ce que nous découvrons? Eh bien nous découvrons, n'est-ce pas, une série de couleurs exactement comme si on les avait enrégimentées dans des compartiments. En regardant comme il faut, on constate qu'il y a là du rouge rouge. Du vert vert. Du bleu bleu, ni cobalt, ni ultramarine, mais bleu, sans aucune allusion à quoi que ce soit qui pourrait être bleu. Et l'on comprend que le peintre, en cette époque très ancienne, a réservé le coin de son estampe pour y fabriquer les couleurs, et cet espace qui a fulguré au moment où nous commencions à croire à la vérité de quelque chose, nous a redonné parmi la splendeur des crêtes à peine démarquées sur un ciel solitaire la choquante réalité d'un traité pratique sur la pigmentation des couleurs. Eh oui. Choquante. Il ne faut pas avoir peur des mots. Et du coup, tout l'univers est ébranlé. En focalisant sur cette tache, minuscule il est vrai, dans une partie où l'on ne s'aventure jamais quand on regarde un tableau, l'on se demande si l'on ne verra plus jamais autre chose que cette scorie, si petite soit-elle, et l'on en vient à se dire que le peintre, qui n'avait pas plus que nous la capacité de tout englober, a lui-même erré dans le paysage aux ramifications si nombreuses qu'il a dû se perdre, voyez, sur les marches d'un des nombreux palais, ou sur le fauteuil, au bout du couloir qui prolonge l'interminable vestibule, ce fauteuil légèrement incliné dans un réseau de perspectives si surréalistes tout à coup qu'elles déclenchent une seconde alerte: et si tout cela avait été conçu dans l'époque moderne? Ce redressement du dossier par rapport à l'inclinaison du plan général, cela ne s'était jamais vu avant?

 

???

 

Avant les natures mortes de Cézanne !!! Or il s'agit d'un rouleau de la dynastie des Wang représentant un paysage de la Mandchourie. Avec en son coin supérieur gauche un compartiment de couleurs brutes, et en plein centre un manifeste pour l'intrusion de la géométrie dans l'art symbolisé par la présence d'un fauteuil Ikéa. Et ce n'est pas tout. Approchez-vous. Il semble y avoir, sur le mur derrière le fauteuil, une crevasse, ou un détail dans le papier-peint, c'est assez flou, en forme de minuscule point d'interrogation. Que fait là ce point d'interrogation? Pour quelle raison les serviteurs de l'empereur auraient-ils apposé sur ce mur un papier parchemin obtenu par le bris d'un roseau dont la fibre en s'ouvrant dessine un pistil d'orchidée en forme de point d'interrogation? La question a été posée à l'éminent professeur Wou, de l'académie de Shangaï. Après une longue observation de l'ensemble, il a répondu, attendez, j'ai noté cela, alors voici ce qu'il a répondu: "J'ai beau dépouiller la structure, voilà l'exemple abouti d'une œuvre qui se tait, et dont le secret ineffable perdure." Lors d'un récent voyage à Boston, j'ai moi-même posé la question au conservateur du Musée des Arts orientaux, lequel m'a demandé: "Êtes-vous bien sûre de la présence d'un point d'interrogation là où vous estimez qu'il y a un fauteuil?" J'ai précisé: "Au-dessus du fauteuil. Sur le papier-peint, au-dessus du fauteuil." Entendons-nous bien. C'est une minuscule arabesque. Après tout, il s'agit d'une patte de mouche sur le papier peint d'un mur au-devant duquel il y a un fauteuil, précédé d'un immense corridor au bout d'un interminable vestibule, qu'on devine plutôt qu'on le mesure, en contemplant la façade d'un des trois palais impériaux qui n'occupent que le centre géométrique d'un paysage englobant une large concession de la Mandchourie où l'on voit se ramifier le delta du Chien-Tsiang, ponctué par par la présence de pagodes aux toitures mousseuses, et illustrant par une meurtrissure cinq extensions filiformes qui s'insinuent ainsi que les cinq doigts d'une main entre les crevasses d'un archipel aux versants perpendiculaires. Leurs sommets convoquent à leur tour une dépression de nuages en sorte qu'il nous est impossible de comprendre, mais cette fois c'est voulu, où finit la terre et où commence le ciel. Pour revenir à mon anecdote, le conservateur n'a jamais réussi à voir le point d'interrogation, malgré tous mes efforts à le lui montrer, et c'est vous dire l'importance de la distinction qu'il faut faire entre le coup d'œil du néophyte, qui butine comme une abeille, et le regard méticuleux de l'initié, qui jouit comme un dégustateur. A bien examiner le détail, l'ensemble vous paraîtra plus resplendissant encore, et ce malgré que les teintes blanchâtres du brouillard au sommet des montagnes ont bien jauni depuis le quatrième siècle avant Jésus-Christ. Et pourtant: on aborde, toujours comme si ce paysage s'offrait à nous pour la première fois, depuis le haut de la montagne jusqu'au rivage du delta, chacun des versants, chacun des cailloux, avec chaque fois le même frémissement, la même extase. Après avoir ressenti la même douleur pour avoir traversé les sentiers de terre battue, nos pieds et nos jambes reçoivent à la fin la même sensation de plénitude, une joie si profonde que nos corps tout entiers se laissent habiter par les effluves du nirvana, oui: c'est le nirvana. Jusqu'au moment où, en déposant notre regard sur la zone où se dressent les palais impériaux, nous optons pour la façade la plus accessible, celle donnant sur une clairière où s'amalgament le passé et le futur, pour franchir les grandes portes donnant sur l'interminable vestibule, au bout duquel le long corridor mène au fameux fauteuil, qui n'a pas bougé, sur lequel vraisemblablement personne n'est encore venu s'asseoir, et au mur, recouvert d'un papier peint, à la texture du parchemin obtenu par le bris d'un roseau dont la fibre en s'ouvrant nous fait voir un pistil d'orchidée en forme de point d'interrogation. Et c'est dans l'humilité de notre ignorance, je crois, je crois sincèrement, qu'il faut accepter de reconnaître le mystère de ces secrets qui perdurent, qui me semblent confondus, comme s'ils étaient balayés d'un coup de pinceau revêtu d'une seule couleur. Prendre congé de cette image, c'est au fond s'arracher définitivement d'une révélation, d'une beauté ténébreuse, de l'exhalation d'un soupir, du mariage du passé et de l'avenir, de l'immobile effusion des contours, de ces vibrations qui nous transpercent et qui nous font aimer jusque dans la profondeur de notre âme l'aveuglement des ténèbres.

       En terminant, pour ceux qui seraient encore tentés de croire qu'il existe un rapport entre la valeur artistique d'une œuvre et son prix sur le marché, il convient de noter qu'en vertu des normes de franchise internationale, les philatélistes n'accordent aucune valeur à ce timbre, puisqu'il n'a même pas les dimensions réglementaires pour affranchir une carte postale.

 

 

 

 

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À mesure que nos regards abordent les triangles enneigés des sommets, nous sommes conduits à travers une dénivellation dont le chemin rocailleux s'insinue jusqu'au bord d'une lagune qui serpente. Chaque caillou et chaque touffe de verdure se démarquent de la surface limpide, tandis que le versant disparaît tranquillement dans un brouillard qui s'élève pour faire apparaître, par l'effet d'un contraste, une nouvelle branche de la rivière, surmontée d'une petite passerelle. Une fois franchie cette étape, il est frappant de nous découvrir dans un tout autre monde. Il y a là d'étranges pavillons, attenants à des palais à moitié recouverts de branchages, immenses comme des empires, bien qu'on n'en perçoive que les façades jaunies. L'on imagine aisément que pour s'y introduire, il faille arpenter d'interminables vestibules aux murs délavés, et fouler de longues carpettes aux points de pyramide, en attendant l'apparition d'un empereur, ou d'un ministre, s'avançant à pas feutrés, ou se tenant immobile, renversé dans ce fauteuil au bout du long corridor, en train de contempler l'arrivée des visiteurs. Dehors, entre chacun des pavillons, de longues bandes de rivière ramifiée en un delta reflètent le bambou sombre des lanternes. Des pétales au bas des pirogues donnent à penser que ces étendues d'eau, aussi longues qu'étroites, sont nées de l'alternance des ombres entrecoupées de tiges. La lumière s'étend là-dessus, délayant les contours, les accidents, les galets, les rocailles, grâce aux coups d'un pinceau délicat juste avant l'application d'une éponge humide. C'est alors la sensation que rien n'a bougé depuis un siècle. Arrivés il y a une minute à peine, nous avons trouvé un lieu où nous étions depuis toujours. On ne peut parler d'apparition car tout était déjà là. Nous avons marché longtemps, sur la terre battue des sentiers, et d'avoir ainsi souffert, nos pieds et nos jambes à la fin s'enveloppent d'une euphorie spontanée, aussi sereine que sous l'effet d'une invisible seringue leur inoculant une imperceptible quantité d'opium. L'herbe, les cailloux, les plantations de riz qui nous entourent délimitent la fragilité d'un cercle au centre duquel il n'y a que le futur et le passé. Nous sommes dans ce petit lieu d'attente et nous attendons. Que la nuit tombe. Qu'un vent modéré agite l'extrémité des branches. Il est intéressant de noter la présence d'une pinière, juste ici au bas, vous voyez, par l'ajout successif de couches de turquoise, toujours en à-plat, et par un procédé typique de l'art chinois que les pointillistes reprendront à leur compte au vingtième siècle, on remarque la présence de deux hirondelles, et si l'on regarde très attentivement, on  remarque qu'une des deux hirondelles, celle de droite, est sur le point de pousser l'autre hors de son nid. Floup. Tout le reste n'est que le jardin luxuriant de la terre, affranchi de son poids, mais victime d'un ciel si dépourvu d'hostilité qu'on croit qu'il ne va jamais s'assombrir. Il suffit pourtant d'observer une sorte d'aménagement, juste ici, dans le coin gauche de l'horizon, bien sûr qu'il nous faut de bons yeux sans quoi il nous faut avoir recours à la loupe et c'est dommage, car la loupe déforme le tracé qui, soit dit en passant, révèle toute l'importance de la géométrie pour les Chinois, et c'est intéressant, parce que vingt-quatre siècles avant la naissance de Braque, figurez-vous que nous sommes déjà en plein cubisme. Alors voyez ici, juste là, dans ce tout petit coin de l'horizon, qu'est-ce que nous découvrons? Eh bien nous découvrons, n'est-ce pas, une série de couleurs exactement comme si on les avait enrégimentées dans des compartiments. En regardant comme il faut, on constate qu'il y a là du rouge rouge. Du vert vert. Du bleu bleu, ni cobalt, ni ultramarine, mais bleu, sans aucune allusion à quoi que ce soit qui pourrait être bleu. Et l'on comprend que le peintre, en cette époque très ancienne, a réservé le coin de son estampe pour y fabriquer les couleurs, et cet espace qui a fulguré au moment où nous commencions à croire à la vérité de quelque chose, nous a redonné parmi la splendeur des crêtes à peine démarquées sur un ciel solitaire la choquante réalité d'un traité pratique sur la pigmentation des couleurs. Eh oui. Choquante. Il ne faut pas avoir peur des mots. Et du coup, tout l'univers est ébranlé. En focalisant sur cette tache, minuscule il est vrai, dans une partie où l'on ne s'aventure jamais quand on regarde un tableau, l'on se demande si l'on ne verra plus jamais autre chose que cette scorie, si petite soit-elle, et l'on en vient à se dire que le peintre, qui n'avait pas plus que nous la capacité de tout englober, a lui-même erré dans le paysage aux ramifications si nombreuses qu'il a dû se perdre, voyez, sur les marches d'un des nombreux palais, ou sur le fauteuil, au bout du couloir qui prolonge l'interminable vestibule, ce fauteuil légèrement incliné dans un réseau de perspectives si surréalistes tout à coup qu'elles déclenchent une seconde alerte: et si tout cela avait été conçu dans l'époque moderne? Ce redressement du dossier par rapport à l'inclinaison du plan général, cela ne s'était jamais vu avant?

 

???

 

Avant les natures mortes de Cézanne !!! Or il s'agit d'un rouleau de la dynastie des Wang représentant un paysage de la Mandchourie. Avec en son coin supérieur gauche un compartiment de couleurs brutes, et en plein centre un manifeste pour l'intrusion de la géométrie dans l'art symbolisé par la présence d'un fauteuil Ikéa. Et ce n'est pas tout. Approchez-vous. Il semble y avoir, sur le mur derrière le fauteuil, une crevasse, ou un détail dans le papier-peint, c'est assez flou, en forme de minuscule point d'interrogation. Que fait là ce point d'interrogation? Pour quelle raison les serviteurs de l'empereur auraient-ils apposé sur ce mur un papier parchemin obtenu par le bris d'un roseau dont la fibre en s'ouvrant dessine un pistil d'orchidée en forme de point d'interrogation? La question a été posée à l'éminent professeur Wou, de l'académie de Shangaï. Après une longue observation de l'ensemble, il a répondu, attendez, j'ai noté cela, alors voici ce qu'il a répondu: "J'ai beau dépouiller la structure, voilà l'exemple abouti d'une œuvre qui se tait, et dont le secret ineffable perdure." Lors d'un récent voyage à Boston, j'ai moi-même posé la question au conservateur du Musée des Arts orientaux, lequel m'a demandé: "Êtes-vous bien sûre de la présence d'un point d'interrogation là où vous estimez qu'il y a un fauteuil?" J'ai précisé: "Au-dessus du fauteuil. Sur le papier-peint, au-dessus du fauteuil." Entendons-nous bien. C'est une minuscule arabesque. Après tout, il s'agit d'une patte de mouche sur le papier peint d'un mur au-devant duquel il y a un fauteuil, précédé d'un immense corridor au bout d'un interminable vestibule, qu'on devine plutôt qu'on le mesure, en contemplant la façade d'un des trois palais impériaux qui n'occupent que le centre géométrique d'un paysage englobant une large concession de la Mandchourie où l'on voit se ramifier le delta du Chien-Tsiang, ponctué par par la présence de pagodes aux toitures mousseuses, et illustrant par une meurtrissure cinq extensions filiformes qui s'insinuent ainsi que les cinq doigts d'une main entre les crevasses d'un archipel aux versants perpendiculaires. Leurs sommets convoquent à leur tour une dépression de nuages en sorte qu'il nous est impossible de comprendre, mais cette fois c'est voulu, où finit la terre et où commence le ciel. Pour revenir à mon anecdote, le conservateur n'a jamais réussi à voir le point d'interrogation, malgré tous mes efforts à le lui montrer, et c'est vous dire l'importance de la distinction qu'il faut faire entre le coup d'œil du néophyte, qui butine comme une abeille, et le regard méticuleux de l'initié, qui jouit comme un dégustateur. A bien examiner le détail, l'ensemble vous paraîtra plus resplendissant encore, et ce malgré que les teintes blanchâtres du brouillard au sommet des montagnes ont bien jauni depuis le quatrième siècle avant Jésus-Christ. Et pourtant: on aborde, toujours comme si ce paysage s'offrait à nous pour la première fois, depuis le haut de la montagne jusqu'au rivage du delta, chacun des versants, chacun des cailloux, avec chaque fois le même frémissement, la même extase. Après avoir ressenti la même douleur pour avoir traversé les sentiers de terre battue, nos pieds et nos jambes reçoivent à la fin la même sensation de plénitude, une joie si profonde que nos corps tout entiers se laissent habiter par les effluves du nirvana, oui: c'est le nirvana. Jusqu'au moment où, en déposant notre regard sur la zone où se dressent les palais impériaux, nous optons pour la façade la plus accessible, celle donnant sur une clairière où s'amalgament le passé et le futur, pour franchir les grandes portes donnant sur l'interminable vestibule, au bout duquel le long corridor mène au fameux fauteuil, qui n'a pas bougé, sur lequel vraisemblablement personne n'est encore venu s'asseoir, et au mur, recouvert d'un papier peint, à la texture du parchemin obtenu par le bris d'un roseau dont la fibre en s'ouvrant nous fait voir un pistil d'orchidée en forme de point d'interrogation. Et c'est dans l'humilité de notre ignorance, je crois, je crois sincèrement, qu'il faut accepter de reconnaître le mystère de ces secrets qui perdurent, qui me semblent confondus, comme s'ils étaient balayés d'un coup de pinceau revêtu d'une seule couleur. Prendre congé de cette image, c'est au fond s'arracher définitivement d'une révélation, d'une beauté ténébreuse, de l'exhalation d'un soupir, du mariage du passé et de l'avenir, de l'immobile effusion des contours, de ces vibrations qui nous transpercent et qui nous font aimer jusque dans la profondeur de notre âme l'aveuglement des ténèbres.

       En terminant, pour ceux qui seraient encore tentés de croire qu'il existe un rapport entre la valeur artistique d'une œuvre et son prix sur le marché, il convient de noter qu'en vertu des normes de franchise internationale, les philatélistes n'accordent aucune valeur à ce timbre, puisqu'il n'a même pas les dimensions réglementaires pour affranchir une carte postale.

 

 

 

 

 

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normand chaurette

À mesure que nos regards abordent les triangles enneigés des sommets, nous sommes conduits à travers une dénivellation dont le chemin rocailleux s'insinue jusqu'au bord d'une lagune qui serpente. Chaque caillou et chaque touffe de verdure se démarquent de la surface limpide, tandis que le versant disparaît tranquillement dans un brouillard qui s'élève pour faire apparaître, par l'effet d'un contraste, une nouvelle branche de la rivière, surmontée d'une petite passerelle. Une fois franchie cette étape, il est frappant de nous découvrir dans un tout autre monde. Il y a là d'étranges pavillons, attenants à des palais à moitié recouverts de branchages, immenses comme des empires, bien qu'on n'en perçoive que les façades jaunies. L'on imagine aisément que pour s'y introduire, il faille arpenter d'interminables vestibules aux murs délavés, et fouler de longues carpettes aux points de pyramide, en attendant l'apparition d'un empereur, ou d'un ministre, s'avançant à pas feutrés, ou se tenant immobile, renversé dans ce fauteuil au bout du long corridor, en train de contempler l'arrivée des visiteurs. Dehors, entre chacun des pavillons, de longues bandes de rivière ramifiée en un delta reflètent le bambou sombre des lanternes. Des pétales au bas des pirogues donnent à penser que ces étendues d'eau, aussi longues qu'étroites, sont nées de l'alternance des ombres entrecoupées de tiges. La lumière s'étend là-dessus, délayant les contours, les accidents, les galets, les rocailles, grâce aux coups d'un pinceau délicat juste avant l'application d'une éponge humide. C'est alors la sensation que rien n'a bougé depuis un siècle. Arrivés il y a une minute à peine, nous avons trouvé un lieu où nous étions depuis toujours. On ne peut parler d'apparition car tout était déjà là. Nous avons marché longtemps, sur la terre battue des sentiers, et d'avoir ainsi souffert, nos pieds et nos jambes à la fin s'enveloppent d'une euphorie spontanée, aussi sereine que sous l'effet d'une invisible seringue leur inoculant une imperceptible quantité d'opium. L'herbe, les cailloux, les plantations de riz qui nous entourent délimitent la fragilité d'un cercle au centre duquel il n'y a que le futur et le passé. Nous sommes dans ce petit lieu d'attente et nous attendons. Que la nuit tombe. Qu'un vent modéré agite l'extrémité des branches. Il est intéressant de noter la présence d'une pinière, juste ici au bas, vous voyez, par l'ajout successif de couches de turquoise, toujours en à-plat, et par un procédé typique de l'art chinois que les pointillistes reprendront à leur compte au vingtième siècle, on remarque la présence de deux hirondelles, et si l'on regarde très attentivement, on  remarque qu'une des deux hirondelles, celle de droite, est sur le point de pousser l'autre hors de son nid. Floup. Tout le reste n'est que le jardin luxuriant de la terre, affranchi de son poids, mais victime d'un ciel si dépourvu d'hostilité qu'on croit qu'il ne va jamais s'assombrir. Il suffit pourtant d'observer une sorte d'aménagement, juste ici, dans le coin gauche de l'horizon, bien sûr qu'il nous faut de bons yeux sans quoi il nous faut avoir recours à la loupe et c'est dommage, car la loupe déforme le tracé qui, soit dit en passant, révèle toute l'importance de la géométrie pour les Chinois, et c'est intéressant, parce que vingt-quatre siècles avant la naissance de Braque, figurez-vous que nous sommes déjà en plein cubisme. Alors voyez ici, juste là, dans ce tout petit coin de l'horizon, qu'est-ce que nous découvrons? Eh bien nous découvrons, n'est-ce pas, une série de couleurs exactement comme si on les avait enrégimentées dans des compartiments. En regardant comme il faut, on constate qu'il y a là du rouge rouge. Du vert vert. Du bleu bleu, ni cobalt, ni ultramarine, mais bleu, sans aucune allusion à quoi que ce soit qui pourrait être bleu. Et l'on comprend que le peintre, en cette époque très ancienne, a réservé le coin de son estampe pour y fabriquer les couleurs, et cet espace qui a fulguré au moment où nous commencions à croire à la vérité de quelque chose, nous a redonné parmi la splendeur des crêtes à peine démarquées sur un ciel solitaire la choquante réalité d'un traité pratique sur la pigmentation des couleurs. Eh oui. Choquante. Il ne faut pas avoir peur des mots. Et du coup, tout l'univers est ébranlé. En focalisant sur cette tache, minuscule il est vrai, dans une partie où l'on ne s'aventure jamais quand on regarde un tableau, l'on se demande si l'on ne verra plus jamais autre chose que cette scorie, si petite soit-elle, et l'on en vient à se dire que le peintre, qui n'avait pas plus que nous la capacité de tout englober, a lui-même erré dans le paysage aux ramifications si nombreuses qu'il a dû se perdre, voyez, sur les marches d'un des nombreux palais, ou sur le fauteuil, au bout du couloir qui prolonge l'interminable vestibule, ce fauteuil légèrement incliné dans un réseau de perspectives si surréalistes tout à coup qu'elles déclenchent une seconde alerte: et si tout cela avait été conçu dans l'époque moderne? Ce redressement du dossier par rapport à l'inclinaison du plan général, cela ne s'était jamais vu avant?

 

???

 

Avant les natures mortes de Cézanne !!! Or il s'agit d'un rouleau de la dynastie des Wang représentant un paysage de la Mandchourie. Avec en son coin supérieur gauche un compartiment de couleurs brutes, et en plein centre un manifeste pour l'intrusion de la géométrie dans l'art symbolisé par la présence d'un fauteuil Ikéa. Et ce n'est pas tout. Approchez-vous. Il semble y avoir, sur le mur derrière le fauteuil, une crevasse, ou un détail dans le papier-peint, c'est assez flou, en forme de minuscule point d'interrogation. Que fait là ce point d'interrogation? Pour quelle raison les serviteurs de l'empereur auraient-ils apposé sur ce mur un papier parchemin obtenu par le bris d'un roseau dont la fibre en s'ouvrant dessine un pistil d'orchidée en forme de point d'interrogation? La question a été posée à l'éminent professeur Wou, de l'académie de Shangaï. Après une longue observation de l'ensemble, il a répondu, attendez, j'ai noté cela, alors voici ce qu'il a répondu: "J'ai beau dépouiller la structure, voilà l'exemple abouti d'une œuvre qui se tait, et dont le secret ineffable perdure." Lors d'un récent voyage à Boston, j'ai moi-même posé la question au conservateur du Musée des Arts orientaux, lequel m'a demandé: "Êtes-vous bien sûre de la présence d'un point d'interrogation là où vous estimez qu'il y a un fauteuil?" J'ai précisé: "Au-dessus du fauteuil. Sur le papier-peint, au-dessus du fauteuil." Entendons-nous bien. C'est une minuscule arabesque. Après tout, il s'agit d'une patte de mouche sur le papier peint d'un mur au-devant duquel il y a un fauteuil, précédé d'un immense corridor au bout d'un interminable vestibule, qu'on devine plutôt qu'on le mesure, en contemplant la façade d'un des trois palais impériaux qui n'occupent que le centre géométrique d'un paysage englobant une large concession de la Mandchourie où l'on voit se ramifier le delta du Chien-Tsiang, ponctué par par la présence de pagodes aux toitures mousseuses, et illustrant par une meurtrissure cinq extensions filiformes qui s'insinuent ainsi que les cinq doigts d'une main entre les crevasses d'un archipel aux versants perpendiculaires. Leurs sommets convoquent à leur tour une dépression de nuages en sorte qu'il nous est impossible de comprendre, mais cette fois c'est voulu, où finit la terre et où commence le ciel. Pour revenir à mon anecdote, le conservateur n'a jamais réussi à voir le point d'interrogation, malgré tous mes efforts à le lui montrer, et c'est vous dire l'importance de la distinction qu'il faut faire entre le coup d'œil du néophyte, qui butine comme une abeille, et le regard méticuleux de l'initié, qui jouit comme un dégustateur. A bien examiner le détail, l'ensemble vous paraîtra plus resplendissant encore, et ce malgré que les teintes blanchâtres du brouillard au sommet des montagnes ont bien jauni depuis le quatrième siècle avant Jésus-Christ. Et pourtant: on aborde, toujours comme si ce paysage s'offrait à nous pour la première fois, depuis le haut de la montagne jusqu'au rivage du delta, chacun des versants, chacun des cailloux, avec chaque fois le même frémissement, la même extase. Après avoir ressenti la même douleur pour avoir traversé les sentiers de terre battue, nos pieds et nos jambes reçoivent à la fin la même sensation de plénitude, une joie si profonde que nos corps tout entiers se laissent habiter par les effluves du nirvana, oui: c'est le nirvana. Jusqu'au moment où, en déposant notre regard sur la zone où se dressent les palais impériaux, nous optons pour la façade la plus accessible, celle donnant sur une clairière où s'amalgament le passé et le futur, pour franchir les grandes portes donnant sur l'interminable vestibule, au bout duquel le long corridor mène au fameux fauteuil, qui n'a pas bougé, sur lequel vraisemblablement personne n'est encore venu s'asseoir, et au mur, recouvert d'un papier peint, à la texture du parchemin obtenu par le bris d'un roseau dont la fibre en s'ouvrant nous fait voir un pistil d'orchidée en forme de point d'interrogation. Et c'est dans l'humilité de notre ignorance, je crois, je crois sincèrement, qu'il faut accepter de reconnaître le mystère de ces secrets qui perdurent, qui me semblent confondus, comme s'ils étaient balayés d'un coup de pinceau revêtu d'une seule couleur. Prendre congé de cette image, c'est au fond s'arracher définitivement d'une révélation, d'une beauté ténébreuse, de l'exhalation d'un soupir, du mariage du passé et de l'avenir, de l'immobile effusion des contours, de ces vibrations qui nous transpercent et qui nous font aimer jusque dans la profondeur de notre âme l'aveuglement des ténèbres.

       En terminant, pour ceux qui seraient encore tentés de croire qu'il existe un rapport entre la valeur artistique d'une œuvre et son prix sur le marché, il convient de noter qu'en vertu des normes de franchise internationale, les philatélistes n'accordent aucune valeur à ce timbre, puisqu'il n'a même pas les dimensions réglementaires pour affranchir une carte postale.

 

 

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