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4. les sermons de la science

 

 

 

 

     Ils avaient l'air plus désabusés que d'habitude, les hippies aux torses bariolés, sous la pesanteur de la canicule. Plus colériques aussi, depuis qu'un groupe d'adultes en soutane sillonnait la Ronde en scandant que toutes les fautes de l'univers seraient pardonnées d'avance par la dynamique de l'Infini. Sans égard à leur gravité, et sans tenir compte de ceux qui les avaient commises:

      - Nous vivons tous sous l'Œil du Pardon.

      À condition d'œuvrer pour la Science et de ne pas faire honte à la société. À condition de respecter la propreté sur le bord de ce lac où on ne voit presque plus les galets tant il y a de mégots par terre. Fumer de l'herbe ou du tabac est un signe du crépuscule sans appel de l'Occident.

 

       Trop vieux pour être au début de la mêlée, un homme est entouré de ses disciples qui l'aident à avancer. Il dit que les cellules du cerveau se pulvérisent par centaines à chaque bouffée qu'on respire. L'agilité de l'esprit va diminuer, le fumeur sera un endormi, il aura une vision erronée de ce qu'il doit accomplir.

      Voir si je m'attendais à ça ! Leur dire aussi précisément les choses ! Les Peace and Love doivent payer le prix de l'importance qu'ils exercent sur ceux qui viennent à la Ronde uniquement pour les voir.

     Je prie la dynamique de l'Infini en mon for intérieur.

     Si un discours du Pardon pouvait leur apprendre à sourire, à les humaniser...

     Le groupe d'apôtres habillés en blanc est parfois évincé par des préposés aux manèges, qui voient leur accès bloqués, ou des restaurateurs. Mais il se disperse toujours après que le prédicateur a lâché une parole d'importance, qui semble irriter Ivan au plus haut point.

     Ce dernier bondit.

     On pense qu'il va leur sauter en plein visage. Il va le faire.

     Mais à la dernière seconde, c'est sur moi qu'il lance un un regard d'apache, qui en dit long sur l'estime que je lui inspirerais s'il fallait que je pense comme ces opposants en sandales.

      Je les connais. Ils se tiennent souvent dans le pavillon des Sermons de la science, sur l'île Notre-Dame. Ils sont tout sourire à l'accueil. Ils me tendent des fascicules, des sachets contenant de la réglisse et des images.

 

     Comme il n'est pas loin le jour où les choses vont déraper, et qu'Ivan va se battre à un contre dix, qu'il va tous les achever à coups de bottes dans les côtes.

 

      Les hommes sont grisonnants, les femmes, de toute gentillesse. Ils ou elles parlent avec assurance, sans énigme dans la voix, leur clarté est autoritaire.

      Ces apôtres de la Science sauvent du temps, car il n'en reste pas beaucoup avant le Jugement, en enseignant leur loi au bénéfice de tous.

 

     L'imagination est l'une des sources du mal.

 

     Une boîte de carton est une boîte de carton. Présumer qu'elle contient des cigarettes, un chat ou un serpent, est une erreur grave de jugement. Imaginer ce qu'on ne voit pas, et plus encore si c'est par peur (serpent) ou par envie (cigarettes), est un acte qui offense la réalité, et la volonté de son créateur.

     Je voudrais savoir qui, parmi ces éducateurs, est capable de dessiner une clé de sol sur une portée et la réussir du premier coup.

      Ma réflexion se retourne contre moi. À quoi sert la musique?

      Le doute qu'exprime Ivan en me croyant capable d'adhérer à leurs sermons me persuade que je ne vaux pas grand-chose.

 

      Il vagabonde, il est ailleurs.

      Il s'est amélioré depuis les premiers jours: il a maintenant son propre paquet de cigarettes, et quand il a fini d'en donner à ceux qui lui en demandent, il part, puis revient avec un paquet neuf. L'idéal serait de tomber sur lui un jour où il n'y aurait personne d'autres.

      Ce jour-là est impossible.

 

      Par un dimanche torride du mois d'août où un chef d'État est en visite officielle, les apôtres de la Science se font donner des contraventions par la police. Ils doivent cesser de troubler la paix sans quoi ils seront mis dans un panier à salade, emmenés au poste, et les plus récalcitrants, emprisonnés. Les femmes les plus âgées imposent le respect aux policiers en leur criant qu'ils n'ont pas le droit de les toucher, qu'elles iront fièrement là où la Voie leur est indiquée, c'est-à-dire au poste, mais sans menottes, et sans humiliation. Elles s'enchaîneront elles-mêmes si besoin est, pour symboliser l'oppression terrestre dont elles sont victimes.

      Quant aux hommes, ils ont déguerpi pour la plupart.

      Seuls quelques vieillards ont observé la scène en faisant un long pas de reculons. Parmi eux, le prédicateur est resté; il a levé les paupières, fixé le téléphérique immobilisé au-dessus des montagnes russes et prié pour que l'ordre revienne de lui-même. Sous le regard des mouettes qui crient comme si elles voyaient d'avance un massacre qui se prépare.

 

      On ne reverra plus les apôtres, excepté Rogatien, le prédicateur qui va continuer de fustiger les hippies sans relâche, jusqu'au mois de septembre.

 

      Il est pas mal connu à la radio, à la télé, dans les journaux, en tant que prêtre qui dit tout haut ce que tout le monde devrait penser.  La viande autorisée le vendredi, l'usage du français dans les églises: erreur dans les fondements même de la foi. Dénonciations retentissantes; puis, essoufflement. Tous connaissent son discours par cœur.

      - S'il aime tant le poisson, dit ma grand-mère, il n'a qu'à s'en faire cuire à tous les jours, mais qu'il nous fiche la paix avec son vendredi maigre et jeûne!

 

      Il est toujours entouré d'apôtres qui distribuent des images représentant de jeunes gens aux yeux bridés, éveillés aux douceurs de la vie: derrière leurs faces épanouies, toujours un ciel de nulle part, un ciel comme il doit en exister au-dessus des voies ferrées entre deux pays séparés par des déserts.

 

      Coup de théâtre ! La médiocrité de Rogatien Plante éclate au grand jour: on a fouillé dans son passé, pour découvrir qu'il n'avait jamais été champion de tennis autrefois, que cela ne lui avait donc pas servi à fonder un club sportif dans une pastorale, sensée devenir une école de théologie. Un décret lui a retiré son droit de prêtrise. On craint pour le salut des malades auxquels il a donné l'Extrême-Onction. Les couples qu'il a unis ne prennent pas de chance et se remarient dans une autre paroisse.

 

      Rogatien, ce beau parleur, écrivait des lettres en latin. Certaines ont été rendues publiques. On voit qu'il confondait l'accusatif et le gérondif, qu'il avait du mal à décliner les verbes du troisième groupe.

 

      Ses voyages en terre sainte: pure invention. Il était allé en Europe comme tous les hommes instruits de sa génération, mais rien qui attestait de sa participation aux éphémérides des Rose-Croix, ni aux conférences qu'il avait supposément données à des rassemblements de jeunesse politique.

 

      Lui-même était son propre ennemi: il avait tout rêvé son destin quand il était encore sur les bancs d'école. Trop pressé de se réaliser, il avait mis la charrue avant les bœufs. Un travail sur les martyres lui ayant valu une note très au-dessus de la moyenne, et le voilà propulsé dans la classe: il lui donne le ruban de l'excellence. Un futur prêtre, évêque, pape! Il s'exprime à merveille.

 

      À la fin de sa vie, il doit mener son dernier combat, quitte à y laisser sa peau. Comme on lui a ôté tout ce qui le rendait digne de foi, il ira nu pieds, comme le prophète, le long des étangs de la Ronde, pour dire: "Tous, vous compromettez l'avenir!" et d'accuser des groupes d'assassiner l'école. Il pointe les hippies de l'index de sa main gauche et montre son majeur de sa main droite.

 

      - Suffit ! crie l'un d'eux.

 

      La presque totalité de ceux qui auraient pu être témoins du carnage qui va s'ensuivre préfère se disperser mine de rien dans les manèges.

      Rogatien redouble d'imprécations. S'avance péniblement vers Ivan, lequel va lui cracher en plein visage.

 

      Les mouettes battent de l'aile:

      Aïe, aïe!

      Nos garçons sont au comble de la colère!

      Les premiers debout attirent le regard des autres

      les voici aussi nombreux que pendant les beaux jours de juin,

      ils apparaissant de partout,

      des toilettes publiques,

      des manèges,

      du lac où nous pensions que certains s'étaient noyés pendant les feux d'artifice

      ils descendent du pont Jacques-Cartier

      ils sortent du métro

      ils vont tous vers la même berge en face de la marina où Rogatien se tient debout, les bras en l'air, articulant ses injures avec peine, faiblissant, devant la meute, qui commence à lui lancer des roches, en plein visage, des bouteilles de verre, et ça continue de plus belle une fois que le vieillard gît par terre, avec des lambeaux de peau arrachée.

      Voyez-vous cela? Dans une vaste circonférence autour de lui, les galets sont imbibés de son sang rouge vin. Ça reluit comme une nappe détrempée qui s'accapare une lumière effrayante. Les semelles qui s'agitent alentour dispersent ce sang par touches inégales, formant une ceinture de cercles rouges concentriques autour du moribond.

      Un corps si rachitique pour un homme capable d'autant de félonie!

      Pas un seul de ses larcins ne lui avait valu de punition.

      Toujours imputés aux autres!

      Et vlan! un coup de botte dans les côtes,

      pour tes travaux en latin, et vlan!

      une roche lui casse le front, les tempes, va chercher ton ruban!

      On lui met des restes de poulet frit plein la gueule, on vide des contenants d'ordure sur sa peau déchiquetée, sa chemise est à côté de lui, il ne lui reste que son pantalon, va chercher ton ruban!

 

      Nul doute qu'il est mort depuis longtemps lorsque la police fait entendre sa sirène, de loin, de si loin que les hippies qui s'acharnent encore sur le cadavre détérioré de Rogatien ont amplement le temps de disparaître. Les derniers curieux se dispersent à leur tour. En criant qu'ils ont vu de leurs yeux les tripes de Rogatien sorties de son ventre.

 

      Les mouettes dans le ciel ont disparu avec leurs cris, dont on n'entend plus que de lointaines mélopées tziganes, à peine perceptibles parmi les exclamations qui fusent des montagnes russes.

 

      À son arrivée, la police renvoie la moitié des effectifs.

      Ils ont inutilement bloqué l'accès à La Ronde.

      Fausse alerte. Le fourgon de la morgue venu pour emporter le cadavre, et les arrosoirs municipaux destinés à faire disparaître les restes de poulet frit, les fringues souillées, les traces de sang, toute cette artillerie lourde se sera dérangée pour rien.

 

      Rogatien n'était même pas tombé par terre. Il continuait son délire, comme Don Quichotte devant les moulins à vent, sous le regard des hippies qui s'étaient tout simplement levés, et qui battaient des mains le rythme du sermon...

 

      La fin atroce de Rogatien Gagné n'avait pas eu lieu.

      Il était resté impuni pour ses diplômes falsifiés, ses championnats, ses tours du monde imaginaires.

       On ne saura jamais le jour, l'heure et le lieu de sa mort. La dernière fois que la société va entendre parler de lui, ce sera par un sketch humoristique lors d'une émission de fin d'année.

 

      Ce vieux prophète empoté dans les galets au bord d'un lac où il ne se mouillait jamais les pieds, et les épaules couvertes d'une chape de laine... dire que l'histoire aurait retenu tant de matière à son sujet s'il avait été jeune et beau, en plus d'avoir un regard où la sagesse et la folie se seraient partagé leur ambiguïté!...

 

      S'il avait eu la souplesse physique de ses agresseurs, Rogatien n'aurait pas été abandonné de tous, pendant et après sa venue. Des compagnons puissants l'auraient défendu contre les forces souterraines des hippies, auraient réduit cette armée incohérente vêtue de noir, aurait repoussé ce tas de délinquance sauvage, ces visages émaciés, marqués de colère, avides de destruction, de carnage.

 

      - Il aura été l'artisan de son malheur, fit ma grand-mère à la fin du sketch.

 

     Lui qui avait passé la dernière époque de sa vie à répéter que nous vivions sous l'Œil du Pardon allait être finalement pardonné. Mais quand je demandais pourquoi ce vieillard, qui avait si bien décrit la souffrance que me procurait la vision de ces garçons sanguinaires, qui fumaient le long des étangs, qui me tournaient le dos, auxquels je n'arrivais même pas à rêver parce que je n'avais aucune importance pour eux, quand je demandais pourquoi ce vieillard avait été épargné de mille morts devant mille tueurs était un tel sujet de moquerie populaire, elle disait:

      - Nous ne savons presque rien de cette histoire.

      Elle jugeait probablement inutile d'ajouter que la vie de Rogatien, pas plus que celle des hippies, ça n'aurait jamais dû intéresser personne.

 

      La fin atroce de Rogatien n'avait pas eu lieu.

      Pas plus que l'amitié que j'espérais d'avoir avec Ivan.

      J'étais retourné à La Ronde. Je m'attendais à devoir faire des exploits pour que les hippies s'intéressent à moi, même si je savais que c'était inutile d'essayer, que ça n'en valait plus la peine, l'été s'achevait.

      Le collège allait recommencer.

      J'aurais tant voulu savoir à quel collège allait Ivan, et son petit groupe d'amis.

      Ivan? Sergei? Andrei?

      D'Ivan, on savait peu de chose. Sergei et Andrei, on ne les connaissait pas vraiment eux non plus, c'est à peine s'ils savaient dire "bonjour" en français.

      Ils étaient frères, comme dans les corps de chanteurs de L'Armée rouge. C'était des soviétiques. Ils avaient suivi leurs parents venus en mission diplomatique dans le cadre de l'Exposition universelle. La famille était restée quatre mois au Pavillon de l'URSS, pour serrer des mains, tandis que les trois garçons se faisaient conduire et ramener des îles par des gardes-du-corps qui adoraient passer du temps à La Ronde.

 

 

suite

 

 

 

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4. les sermons de la science

 

 

     Ils avaient l'air plus désabusés que d'habitude, les hippies aux torses bariolés, sous la pesanteur de la canicule. Plus colériques aussi, depuis qu'un groupe d'adultes en soutane sillonnait la Ronde en scandant que toutes les fautes de l'univers seraient pardonnées d'avance par la dynamique de l'Infini. Sans égard à leur gravité, et sans tenir compte de ceux qui les avaient commises:

      - Nous vivons tous sous l'Œil du Pardon.

      À condition d'œuvrer pour la Science et de ne pas faire honte à la société. À condition de respecter la propreté sur le bord de ce lac où on ne voit presque plus les galets tant il y a de mégots par terre. Fumer de l'herbe ou du tabac est un signe du crépuscule sans appel de l'Occident.

 

       Trop vieux pour être au début de la mêlée, un homme est entouré de ses disciples qui l'aident à avancer. Il dit que les cellules du cerveau se pulvérisent par centaines à chaque bouffée qu'on respire. L'agilité de l'esprit va diminuer, le fumeur sera un endormi, il aura une vision erronée de ce qu'il doit accomplir.

      Voir si je m'attendais à ça ! Leur dire aussi précisément les choses ! Les Peace and Love doivent payer le prix de l'importance qu'ils exercent sur ceux qui viennent à la Ronde uniquement pour les voir.

     Je prie la dynamique de l'Infini en mon for intérieur.

     Si un discours du Pardon pouvait leur apprendre à sourire, à les humaniser...

     Le groupe d'apôtres habillés en blanc est parfois évincé par des préposés aux manèges, qui voient leur accès bloqués, ou des restaurateurs. Mais il se disperse toujours après que le prédicateur a lâché une parole d'importance, qui semble irriter Ivan au plus haut point.

     Ce dernier bondit.

     On pense qu'il va leur sauter en plein visage. Il va le faire.

     Mais à la dernière seconde, c'est sur moi qu'il lance un un regard d'apache, qui en dit long sur l'estime que je lui inspirerais s'il fallait que je pense comme ces opposants en sandales.

      Je les connais. Ils se tiennent souvent dans le pavillon des Sermons de la science, sur l'île Notre-Dame. Ils sont tout sourire à l'accueil. Ils me tendent des fascicules, des sachets contenant de la réglisse et des images.

 

     Comme il n'est pas loin le jour où les choses vont déraper, et qu'Ivan va se battre à un contre dix, qu'il va tous les achever à coups de bottes dans les côtes.

 

      Les hommes sont grisonnants, les femmes, de toute gentillesse. Ils ou elles parlent avec assurance, sans énigme dans la voix, leur clarté est autoritaire.

      Ces apôtres de la Science sauvent du temps, car il n'en reste pas beaucoup avant le Jugement, en enseignant leur loi au bénéfice de tous.

 

     L'imagination est l'une des sources du mal.

 

     Une boîte de carton est une boîte de carton. Présumer qu'elle contient des cigarettes, un chat ou un serpent, est une erreur grave de jugement. Imaginer ce qu'on ne voit pas, et plus encore si c'est par peur (serpent) ou par envie (cigarettes), est un acte qui offense la réalité, et la volonté de son créateur.

     Je voudrais savoir qui, parmi ces éducateurs, est capable de dessiner une clé de sol sur une portée et la réussir du premier coup.

      Ma réflexion se retourne contre moi. À quoi sert la musique?

      Le doute qu'exprime Ivan en me croyant capable d'adhérer à leurs sermons me persuade que je ne vaux pas grand-chose.

 

      Il vagabonde, il est ailleurs.

      Il s'est amélioré depuis les premiers jours: il a maintenant son propre paquet de cigarettes, et quand il a fini d'en donner à ceux qui lui en demandent, il part, puis revient avec un paquet neuf. L'idéal serait de tomber sur lui un jour où il n'y aurait personne d'autres.

      Ce jour-là est impossible.

 

      Par un dimanche torride du mois d'août où un chef d'État est en visite officielle, les apôtres de la Science se font donner des contraventions par la police. Ils doivent cesser de troubler la paix sans quoi ils seront mis dans un panier à salade, emmenés au poste, et les plus récalcitrants, emprisonnés. Les femmes les plus âgées imposent le respect aux policiers en leur criant qu'ils n'ont pas le droit de les toucher, qu'elles iront fièrement là où la Voie leur est indiquée, c'est-à-dire au poste, mais sans menottes, et sans humiliation. Elles s'enchaîneront elles-mêmes si besoin est, pour symboliser l'oppression terrestre dont elles sont victimes.

      Quant aux hommes, ils ont déguerpi pour la plupart.

      Seuls quelques vieillards ont observé la scène en faisant un long pas de reculons. Parmi eux, le prédicateur est resté; il a levé les paupières, fixé le téléphérique immobilisé au-dessus des montagnes russes et prié pour que l'ordre revienne de lui-même. Sous le regard des mouettes qui crient comme si elles voyaient d'avance un massacre qui se prépare.

 

      On ne reverra plus les apôtres, excepté Rogatien, le prédicateur qui va continuer de fustiger les hippies sans relâche, jusqu'au mois de septembre.

 

      Il est pas mal connu à la radio, à la télé, dans les journaux, en tant que prêtre qui dit tout haut ce que tout le monde devrait penser.  La viande autorisée le vendredi, l'usage du français dans les églises: erreur dans les fondements même de la foi. Dénonciations retentissantes; puis, essoufflement. Tous connaissent son discours par cœur.

      - S'il aime tant le poisson, dit ma grand-mère, il n'a qu'à s'en faire cuire à tous les jours, mais qu'il nous fiche la paix avec son vendredi maigre et jeûne!

 

      Il est toujours entouré d'apôtres qui distribuent des images représentant de jeunes gens aux yeux bridés, éveillés aux douceurs de la vie: derrière leurs faces épanouies, toujours un ciel de nulle part, un ciel comme il doit en exister au-dessus des voies ferrées entre deux pays séparés par des déserts.

 

      Coup de théâtre ! La médiocrité de Rogatien Plante éclate au grand jour: on a fouillé dans son passé, pour découvrir qu'il n'avait jamais été champion de tennis autrefois, que cela ne lui avait donc pas servi à fonder un club sportif dans une pastorale, sensée devenir une école de théologie. Un décret lui a retiré son droit de prêtrise. On craint pour le salut des malades auxquels il a donné l'Extrême-Onction. Les couples qu'il a unis ne prennent pas de chance et se remarient dans une autre paroisse.

 

      Rogatien, ce beau parleur, écrivait des lettres en latin. Certaines ont été rendues publiques. On voit qu'il confondait l'accusatif et le gérondif, qu'il avait du mal à décliner les verbes du troisième groupe.

 

      Ses voyages en terre sainte: pure invention. Il était allé en Europe comme tous les hommes instruits de sa génération, mais rien qui attestait de sa participation aux éphémérides des Rose-Croix, ni aux conférences qu'il avait supposément données à des rassemblements de jeunesse politique.

 

      Lui-même était son propre ennemi: il avait tout rêvé son destin quand il était encore sur les bancs d'école. Trop pressé de se réaliser, il avait mis la charrue avant les bœufs. Un travail sur les martyres lui ayant valu une note très au-dessus de la moyenne, et le voilà propulsé dans la classe: il lui donne le ruban de l'excellence. Un futur prêtre, évêque, pape! Il s'exprime à merveille.

 

      À la fin de sa vie, il doit mener son dernier combat, quitte à y laisser sa peau. Comme on lui a ôté tout ce qui le rendait digne de foi, il ira nu pieds, comme le prophète, le long des étangs de la Ronde, pour dire: "Tous, vous compromettez l'avenir!" et d'accuser des groupes d'assassiner l'école. Il pointe les hippies de l'index de sa main gauche et montre son majeur de sa main droite.

 

      - Suffit ! crie l'un d'eux.

 

      La presque totalité de ceux qui auraient pu être témoins du carnage qui va s'ensuivre préfère se disperser mine de rien dans les manèges.

      Rogatien redouble d'imprécations. S'avance péniblement vers Ivan, lequel va lui cracher en plein visage.

 

      Les mouettes battent de l'aile:

      Aïe, aïe!

      Nos garçons sont au comble de la colère!

      Les premiers debout attirent le regard des autres

      les voici aussi nombreux que pendant les beaux jours de juin,

      ils apparaissant de partout,

      des toilettes publiques,

      des manèges,

      du lac où nous pensions que certains s'étaient noyés pendant les feux d'artifice

      ils descendent du pont Jacques-Cartier

      ils sortent du métro

      ils vont tous vers la même berge en face de la marina où Rogatien se tient debout, les bras en l'air, articulant ses injures avec peine, faiblissant, devant la meute, qui commence à lui lancer des roches, en plein visage, des bouteilles de verre, et ça continue de plus belle une fois que le vieillard gît par terre, avec des lambeaux de peau arrachée.

      Voyez-vous cela? Dans une vaste circonférence autour de lui, les galets sont imbibés de son sang rouge vin. Ça reluit comme une nappe détrempée qui s'accapare une lumière effrayante. Les semelles qui s'agitent alentour dispersent ce sang par touches inégales, formant une ceinture de cercles rouges concentriques autour du moribond.

      Un corps si rachitique pour un homme capable d'autant de félonie!

      Pas un seul de ses larcins ne lui avait valu de punition.

      Toujours imputés aux autres!

      Et vlan! un coup de botte dans les côtes,

      pour tes travaux en latin, et vlan!

      une roche lui casse le front, les tempes, va chercher ton ruban!

      On lui met des restes de poulet frit plein la gueule, on vide des contenants d'ordure sur sa peau déchiquetée, sa chemise est à côté de lui, il ne lui reste que son pantalon, va chercher ton ruban!

 

      Nul doute qu'il est mort depuis longtemps lorsque la police fait entendre sa sirène, de loin, de si loin que les hippies qui s'acharnent encore sur le cadavre détérioré de Rogatien ont amplement le temps de disparaître. Les derniers curieux se dispersent à leur tour. En criant qu'ils ont vu de leurs yeux les tripes de Rogatien sorties de son ventre.

 

      Les mouettes dans le ciel ont disparu avec leurs cris, dont on n'entend plus que de lointaines mélopées tziganes, à peine perceptibles parmi les exclamations qui fusent des montagnes russes.

 

      À son arrivée, la police renvoie la moitié des effectifs.

      Ils ont inutilement bloqué l'accès à La Ronde.

      Fausse alerte. Le fourgon de la morgue venu pour emporter le cadavre, et les arrosoirs municipaux destinés à faire disparaître les restes de poulet frit, les fringues souillées, les traces de sang, toute cette artillerie lourde se sera dérangée pour rien.

 

      Rogatien n'était même pas tombé par terre. Il continuait son délire, comme Don Quichotte devant les moulins à vent, sous le regard des hippies qui s'étaient tout simplement levés, et qui battaient des mains le rythme du sermon...

 

      La fin atroce de Rogatien Gagné n'avait pas eu lieu.

      Il était resté impuni pour ses diplômes falsifiés, ses championnats, ses tours du monde imaginaires.

       On ne saura jamais le jour, l'heure et le lieu de sa mort. La dernière fois que la société va entendre parler de lui, ce sera par un sketch humoristique lors d'une émission de fin d'année.

 

      Ce vieux prophète empoté dans les galets au bord d'un lac où il ne se mouillait jamais les pieds, et les épaules couvertes d'une chape de laine... dire que l'histoire aurait retenu tant de matière à son sujet s'il avait été jeune et beau, en plus d'avoir un regard où la sagesse et la folie se seraient partagé leur ambiguïté!...

 

      S'il avait eu la souplesse physique de ses agresseurs, Rogatien n'aurait pas été abandonné de tous, pendant et après sa venue. Des compagnons puissants l'auraient défendu contre les forces souterraines des hippies, auraient réduit cette armée incohérente vêtue de noir, aurait repoussé ce tas de délinquance sauvage, ces visages émaciés, marqués de colère, avides de destruction, de carnage.

 

      - Il aura été l'artisan de son malheur, fit ma grand-mère à la fin du sketch.

 

     Lui qui avait passé la dernière époque de sa vie à répéter que nous vivions sous l'Œil du Pardon allait être finalement pardonné. Mais quand je demandais pourquoi ce vieillard, qui avait si bien décrit la souffrance que me procurait la vision de ces garçons sanguinaires, qui fumaient le long des étangs, qui me tournaient le dos, auxquels je n'arrivais même pas à rêver parce que je n'avais aucune importance pour eux, quand je demandais pourquoi ce vieillard avait été épargné de mille morts devant mille tueurs était un tel sujet de moquerie populaire, elle disait:

      - Nous ne savons presque rien de cette histoire.

      Elle jugeait probablement inutile d'ajouter que la vie de Rogatien, pas plus que celle des hippies, ça n'aurait jamais dû intéresser personne.

 

      La fin atroce de Rogatien n'avait pas eu lieu.

      Pas plus que l'amitié que j'espérais d'avoir avec Ivan.

      J'étais retourné à La Ronde. Je m'attendais à devoir faire des exploits pour que les hippies s'intéressent à moi, même si je savais que c'était inutile d'essayer, que ça n'en valait plus la peine, l'été s'achevait.

      Le collège allait recommencer.

      J'aurais tant voulu savoir à quel collège allait Ivan, et son petit groupe d'amis.

      Ivan? Sergei? Andrei?

      D'Ivan, on savait peu de chose. Sergei et Andrei, on ne les connaissait pas vraiment eux non plus, c'est à peine s'ils savaient dire "bonjour" en français.

      Ils étaient frères, comme dans les corps de chanteurs de L'Armée rouge. C'était des soviétiques. Ils avaient suivi leurs parents venus en mission diplomatique dans le cadre de l'Exposition universelle. La famille était restée quatre mois au Pavillon de l'URSS, pour serrer des mains, tandis que les trois garçons se faisaient conduire et ramener des îles par des gardes-du-corps qui adoraient passer du temps à La Ronde.

 

 

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normand chaurette

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4. les sermons de la science

 

 

     Ils avaient l'air plus désabusés que d'habitude, les hippies aux torses bariolés, sous la pesanteur de la canicule. Plus colériques aussi, depuis qu'un groupe d'adultes en soutane sillonnait la Ronde en scandant que toutes les fautes de l'univers seraient pardonnées d'avance par la dynamique de l'Infini. Sans égard à leur gravité, et sans tenir compte de ceux qui les avaient commises:

      - Nous vivons tous sous l'Œil du Pardon.

      À condition d'œuvrer pour la Science et de ne pas faire honte à la société. À condition de respecter la propreté sur le bord de ce lac où on ne voit presque plus les galets tant il y a de mégots par terre. Fumer de l'herbe ou du tabac est un signe du crépuscule sans appel de l'Occident.

 

       Trop vieux pour être au début de la mêlée, un homme est entouré de ses disciples qui l'aident à avancer. Il dit que les cellules du cerveau se pulvérisent par centaines à chaque bouffée qu'on respire. L'agilité de l'esprit va diminuer, le fumeur sera un endormi, il aura une vision erronée de ce qu'il doit accomplir.

      Voir si je m'attendais à ça ! Leur dire aussi précisément les choses ! Les Peace and Love doivent payer le prix de l'importance qu'ils exercent sur ceux qui viennent à la Ronde uniquement pour les voir.

     Je prie la dynamique de l'Infini en mon for intérieur.

     Si un discours du Pardon pouvait leur apprendre à sourire, à les humaniser...

     Le groupe d'apôtres habillés en blanc est parfois évincé par des préposés aux manèges, qui voient leur accès bloqués, ou des restaurateurs. Mais il se disperse toujours après que le prédicateur a lâché une parole d'importance, qui semble irriter Ivan au plus haut point.

     Ce dernier bondit.

     On pense qu'il va leur sauter en plein visage. Il va le faire.

     Mais à la dernière seconde, c'est sur moi qu'il lance un un regard d'apache, qui en dit long sur l'estime que je lui inspirerais s'il fallait que je pense comme ces opposants en sandales.

      Je les connais. Ils se tiennent souvent dans le pavillon des Sermons de la science, sur l'île Notre-Dame. Ils sont tout sourire à l'accueil. Ils me tendent des fascicules, des sachets contenant de la réglisse et des images.

 

     Comme il n'est pas loin le jour où les choses vont déraper, et qu'Ivan va se battre à un contre dix, qu'il va tous les achever à coups de bottes dans les côtes.

 

      Les hommes sont grisonnants, les femmes, de toute gentillesse. Ils ou elles parlent avec assurance, sans énigme dans la voix, leur clarté est autoritaire.

      Ces apôtres de la Science sauvent du temps, car il n'en reste pas beaucoup avant le Jugement, en enseignant leur loi au bénéfice de tous.

 

     L'imagination est l'une des sources du mal.

 

     Une boîte de carton est une boîte de carton. Présumer qu'elle contient des cigarettes, un chat ou un serpent, est une erreur grave de jugement. Imaginer ce qu'on ne voit pas, et plus encore si c'est par peur (serpent) ou par envie (cigarettes), est un acte qui offense la réalité, et la volonté de son créateur.

     Je voudrais savoir qui, parmi ces éducateurs, est capable de dessiner une clé de sol sur une portée et la réussir du premier coup.

      Ma réflexion se retourne contre moi. À quoi sert la musique?

      Le doute qu'exprime Ivan en me croyant capable d'adhérer à leurs sermons me persuade que je ne vaux pas grand-chose.

 

      Il vagabonde, il est ailleurs.

      Il s'est amélioré depuis les premiers jours: il a maintenant son propre paquet de cigarettes, et quand il a fini d'en donner à ceux qui lui en demandent, il part, puis revient avec un paquet neuf. L'idéal serait de tomber sur lui un jour où il n'y aurait personne d'autres.

      Ce jour-là est impossible.

 

      Par un dimanche torride du mois d'août où un chef d'État est en visite officielle, les apôtres de la Science se font donner des contraventions par la police. Ils doivent cesser de troubler la paix sans quoi ils seront mis dans un panier à salade, emmenés au poste, et les plus récalcitrants, emprisonnés. Les femmes les plus âgées imposent le respect aux policiers en leur criant qu'ils n'ont pas le droit de les toucher, qu'elles iront fièrement là où la Voie leur est indiquée, c'est-à-dire au poste, mais sans menottes, et sans humiliation. Elles s'enchaîneront elles-mêmes si besoin est, pour symboliser l'oppression terrestre dont elles sont victimes.

      Quant aux hommes, ils ont déguerpi pour la plupart.

      Seuls quelques vieillards ont observé la scène en faisant un long pas de reculons. Parmi eux, le prédicateur est resté; il a levé les paupières, fixé le téléphérique immobilisé au-dessus des montagnes russes et prié pour que l'ordre revienne de lui-même. Sous le regard des mouettes qui crient comme si elles voyaient d'avance un massacre qui se prépare.

 

      On ne reverra plus les apôtres, excepté Rogatien, le prédicateur qui va continuer de fustiger les hippies sans relâche, jusqu'au mois de septembre.

 

      Il est pas mal connu à la radio, à la télé, dans les journaux, en tant que prêtre qui dit tout haut ce que tout le monde devrait penser.  La viande autorisée le vendredi, l'usage du français dans les églises: erreur dans les fondements même de la foi. Dénonciations retentissantes; puis, essoufflement. Tous connaissent son discours par cœur.

      - S'il aime tant le poisson, dit ma grand-mère, il n'a qu'à s'en faire cuire à tous les jours, mais qu'il nous fiche la paix avec son vendredi maigre et jeûne!

 

      Il est toujours entouré d'apôtres qui distribuent des images représentant de jeunes gens aux yeux bridés, éveillés aux douceurs de la vie: derrière leurs faces épanouies, toujours un ciel de nulle part, un ciel comme il doit en exister au-dessus des voies ferrées entre deux pays séparés par des déserts.

 

      Coup de théâtre ! La médiocrité de Rogatien Plante éclate au grand jour: on a fouillé dans son passé, pour découvrir qu'il n'avait jamais été champion de tennis autrefois, que cela ne lui avait donc pas servi à fonder un club sportif dans une pastorale, sensée devenir une école de théologie. Un décret lui a retiré son droit de prêtrise. On craint pour le salut des malades auxquels il a donné l'Extrême-Onction. Les couples qu'il a unis ne prennent pas de chance et se remarient dans une autre paroisse.

 

      Rogatien, ce beau parleur, écrivait des lettres en latin. Certaines ont été rendues publiques. On voit qu'il confondait l'accusatif et le gérondif, qu'il avait du mal à décliner les verbes du troisième groupe.

 

      Ses voyages en terre sainte: pure invention. Il était allé en Europe comme tous les hommes instruits de sa génération, mais rien qui attestait de sa participation aux éphémérides des Rose-Croix, ni aux conférences qu'il avait supposément données à des rassemblements de jeunesse politique.

 

      Lui-même était son propre ennemi: il avait tout rêvé son destin quand il était encore sur les bancs d'école. Trop pressé de se réaliser, il avait mis la charrue avant les bœufs. Un travail sur les martyres lui ayant valu une note très au-dessus de la moyenne, et le voilà propulsé dans la classe: il lui donne le ruban de l'excellence. Un futur prêtre, évêque, pape! Il s'exprime à merveille.

 

      À la fin de sa vie, il doit mener son dernier combat, quitte à y laisser sa peau. Comme on lui a ôté tout ce qui le rendait digne de foi, il ira nu pieds, comme le prophète, le long des étangs de la Ronde, pour dire: "Tous, vous compromettez l'avenir!" et d'accuser des groupes d'assassiner l'école. Il pointe les hippies de l'index de sa main gauche et montre son majeur de sa main droite.

 

      - Suffit ! crie l'un d'eux.

 

      La presque totalité de ceux qui auraient pu être témoins du carnage qui va s'ensuivre préfère se disperser mine de rien dans les manèges.

      Rogatien redouble d'imprécations. S'avance péniblement vers Ivan, lequel va lui cracher en plein visage.

 

      Les mouettes battent de l'aile:

      Aïe, aïe!

      Nos garçons sont au comble de la colère!

      Les premiers debout attirent le regard des autres

      les voici aussi nombreux que pendant les beaux jours de juin,

      ils apparaissant de partout,

      des toilettes publiques,

      des manèges,

      du lac où nous pensions que certains s'étaient noyés pendant les feux d'artifice

      ils descendent du pont Jacques-Cartier

      ils sortent du métro

      ils vont tous vers la même berge en face de la marina où Rogatien se tient debout, les bras en l'air, articulant ses injures avec peine, faiblissant, devant la meute, qui commence à lui lancer des roches, en plein visage, des bouteilles de verre, et ça continue de plus belle une fois que le vieillard gît par terre, avec des lambeaux de peau arrachée.

      Voyez-vous cela? Dans une vaste circonférence autour de lui, les galets sont imbibés de son sang rouge vin. Ça reluit comme une nappe détrempée qui s'accapare une lumière effrayante. Les semelles qui s'agitent alentour dispersent ce sang par touches inégales, formant une ceinture de cercles rouges concentriques autour du moribond.

      Un corps si rachitique pour un homme capable d'autant de félonie!

      Pas un seul de ses larcins ne lui avait valu de punition.

      Toujours imputés aux autres!

      Et vlan! un coup de botte dans les côtes,

      pour tes travaux en latin, et vlan!

      une roche lui casse le front, les tempes, va chercher ton ruban!

      On lui met des restes de poulet frit plein la gueule, on vide des contenants d'ordure sur sa peau déchiquetée, sa chemise est à côté de lui, il ne lui reste que son pantalon, va chercher ton ruban!

 

      Nul doute qu'il est mort depuis longtemps lorsque la police fait entendre sa sirène, de loin, de si loin que les hippies qui s'acharnent encore sur le cadavre détérioré de Rogatien ont amplement le temps de disparaître. Les derniers curieux se dispersent à leur tour. En criant qu'ils ont vu de leurs yeux les tripes de Rogatien sorties de son ventre.

 

      Les mouettes dans le ciel ont disparu avec leurs cris, dont on n'entend plus que de lointaines mélopées tziganes, à peine perceptibles parmi les exclamations qui fusent des montagnes russes.

 

      À son arrivée, la police renvoie la moitié des effectifs.

      Ils ont inutilement bloqué l'accès à La Ronde.

      Fausse alerte. Le fourgon de la morgue venu pour emporter le cadavre, et les arrosoirs municipaux destinés à faire disparaître les restes de poulet frit, les fringues souillées, les traces de sang, toute cette artillerie lourde se sera dérangée pour rien.

 

      Rogatien n'était même pas tombé par terre. Il continuait son délire, comme Don Quichotte devant les moulins à vent, sous le regard des hippies qui s'étaient tout simplement levés, et qui battaient des mains le rythme du sermon...

 

      La fin atroce de Rogatien Gagné n'avait pas eu lieu.

      Il était resté impuni pour ses diplômes falsifiés, ses championnats, ses tours du monde imaginaires.

       On ne saura jamais le jour, l'heure et le lieu de sa mort. La dernière fois que la société va entendre parler de lui, ce sera par un sketch humoristique lors d'une émission de fin d'année.

 

      Ce vieux prophète empoté dans les galets au bord d'un lac où il ne se mouillait jamais les pieds, et les épaules couvertes d'une chape de laine... dire que l'histoire aurait retenu tant de matière à son sujet s'il avait été jeune et beau, en plus d'avoir un regard où la sagesse et la folie se seraient partagé leur ambiguïté!...

 

      S'il avait eu la souplesse physique de ses agresseurs, Rogatien n'aurait pas été abandonné de tous, pendant et après sa venue. Des compagnons puissants l'auraient défendu contre les forces souterraines des hippies, auraient réduit cette armée incohérente vêtue de noir, aurait repoussé ce tas de délinquance sauvage, ces visages émaciés, marqués de colère, avides de destruction, de carnage.

 

      - Il aura été l'artisan de son malheur, fit ma grand-mère à la fin du sketch.

 

     Lui qui avait passé la dernière époque de sa vie à répéter que nous vivions sous l'Œil du Pardon allait être finalement pardonné. Mais quand je demandais pourquoi ce vieillard, qui avait si bien décrit la souffrance que me procurait la vision de ces garçons sanguinaires, qui fumaient le long des étangs, qui me tournaient le dos, auxquels je n'arrivais même pas à rêver parce que je n'avais aucune importance pour eux, quand je demandais pourquoi ce vieillard avait été épargné de mille morts devant mille tueurs était un tel sujet de moquerie populaire, elle disait:

      - Nous ne savons presque rien de cette histoire.

      Elle jugeait probablement inutile d'ajouter que la vie de Rogatien, pas plus que celle des hippies, ça n'aurait jamais dû intéresser personne.

 

      La fin atroce de Rogatien n'avait pas eu lieu.

      Pas plus que l'amitié que j'espérais d'avoir avec Ivan.

      J'étais retourné à La Ronde. Je m'attendais à devoir faire des exploits pour que les hippies s'intéressent à moi, même si je savais que c'était inutile d'essayer, que ça n'en valait plus la peine, l'été s'achevait.

      Le collège allait recommencer.

      J'aurais tant voulu savoir à quel collège allait Ivan, et son petit groupe d'amis.

      Ivan? Sergei? Andrei?

      D'Ivan, on savait peu de chose. Sergei et Andrei, on ne les connaissait pas vraiment eux non plus, c'est à peine s'ils savaient dire "bonjour" en français.

      Ils étaient frères, comme dans les corps de chanteurs de L'Armée rouge. C'était des soviétiques. Ils avaient suivi leurs parents venus en mission diplomatique dans le cadre de l'Exposition universelle. La famille était restée quatre mois au Pavillon de l'URSS, pour serrer des mains, tandis que les trois garçons se faisaient conduire et ramener des îles par des gardes-du-corps qui adoraient passer du temps à La Ronde.

 

 

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